L’Amer de la
Tranquillité

 

 

Achille Concarneau

 

 

 

 

 

 

© 2020 by Achille Concarneau, all rights reserved.

 

Avertissement : par choix et afin de ne pas écrire pour le passé, le présent ouvrage a été écrit en tenant compte le plus possible, des réformes orthographiques proposées en 1990 et avalisées dans l’entièreté de la francophonie en 2016.


 

L’Amer de la
Tranquillité

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sometimes it’s the very people who no one imagines anything of, who do the things that no one can imagine[1]

 


À Brigitte Santy
avec toute mon amitié.

 


L’Amer de la Tranquillité

 

 

Première partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

My arrows are made of desire,
From [as] far away as Jupiter’s sulphur mines[2]

 


Retraité

– Chéri ? Ça fait combien, fifty trillion euro ?

Je distrais un œil intrigué du début particulièrement palpitant de Goldfinger[3] qui captivait mon attention jusque là – quand James enlace une danseuse tropicale mais qu’il repère un malfaisant dans le reflet de ses yeux. Sans pitié pour les traitresses, il lui fait déguster le coup de matraque à sa place avant de jeter le voyou dans la baignoire pleine. Dans la foulée et farceur comme on le sait, il le guérit de ses mauvais plans en balançant dans l’eau savonneuse, un ventilateur en plein travail. Sans pour autant faire sauter les fusibles ni se retrouver dans le noir évidemment, on est James Bond ou pas.

– Tu lis le net en anglais ? », fais-je, interloqué.

Non que cela lui soit pénible, mais avec les facilités que l’on nous offre depuis bien longtemps, la plupart des gens sont devenus d’une paresse insigne.

– C’est Intergalactic News », hausse-t-elle les épaules. « La version française est d’une lenteur épouvantable. Ils font chier, c’est sûrement de nouveau à cause d’une de leurs fichues réclames.

Je hoche la tête. Cela fait des siècles que les pubs envahissantes irritent le monde sur les sites d’information. À un point tel qu’une association de consommateurs a même vu le jour, dans le but de décourager les gens d’acheter les produits dont la promotion est assurée de manière agressive.

« Mais chéri, répondre à une question par une question, ce sont des façons de marchand de drones d’occasion. Dès lors, je me permets d’insister…

En l’absence de revenus publicitaires, le succès ne fut pas vraiment au rendez-vous, mais c’est l’intention qui compte, prétend-on communément.

« … How many fucking euros is fifty trillions, ta race ? », me lance-t-elle durement, en pimentant sa demande d’un regard excédé par dessus ses lunettes de protection solaire.

– Cela fait cinquante mille milliards, chérie », me hâté-je prudemment de couper court aux réflexions que sa remarque avaient suscitées en moi. « Ou encore, cinquante billions. »

– Waouw », réagit-elle impressionnée avant de m’adresser un regard perçant dans lequel je décèle plus qu’une pointe d’incrédulité. « Ne te paie pas ma tête, Sylvain, one billion, ça signifie un milliard. »

Je pousse un soupir de découragement. Intérieurement, bien sûr car si je devais ponctuer ainsi une réflexion de ma douce Noëlle, je ne sais pas comment cela serait interprété. Ou plutôt, j’ai peur de le deviner avec un peu trop d’acuité.

– C’est parfaitement exact », acquiescé-je. « Mais one trillion signifie un billion, ou encore mille milliards. »

– De mille sabords », lève-t-elle les yeux aux ciels. « Entre ce genre de méli-mélo ridicule et les années bi-sexe qui sont divisibles par quatre sauf 2100 et 2200, il viendra bien un moment où cette civilisation disparaitra. Et elle ne l’aura pas volé.

Elle soupire, puis secoue la tête.

« Je vais faire du thé », saute-t-elle de son rocking chair. « En voudras-tu ? »

– Avec plaisir, mon amour », lui lancé-je mon plus beau sourire. « Mais note que 2300 ne comptera pas non plus trois cent soixante-six jours : une année bissextile doit être divisible par quatre mais pas par cent, à moins qu’elle ne soit divisible par quatre cents. Ainsi, 2000 et 2400… »

Je m’interromps brusquement car elle vient de s’arrêter pile, elle aussi. Elle se retourne vers moi, d’un bloc. Une grimace de mépris lui tord les lèvres.

– Fiche-moi la paix, Sylvain ! », me postillonne-t-elle au visage avant de reprendre sa marche rapide en direction du corps de notre logis. « Je ne sais pas quel tordu il faut être pour inventer de pareilles idioties », l’entends-je encore maugréer, « mais si tu le rencontres, fais-lui mes pires compliments. »

Je la regarde quitter la terrasse ensoleillée de notre villa des Récollets. Elle est restée aussi superbe que dans notre jeunesse, en dépit de son âge. En fait, elle a toujours représenté une espèce d’archétype de ces femmes que l’on appelle des canons, et c’est comme si les années qui ont passé n’avaient eu aucune prise sur son elle. Les seuls défauts que je lui connaisse sont, dans l’ordre, un caractère quelque peu affirmé, oserais-je dire, un vocabulaire parfois aux limites de la bienséance – ou plutôt, au delà des limites en question –, ainsi que des difficultés avec les règles de base de l’arithmétique. En revanche, elle jouit d’une intelligence aigüe mise au service d’un sens pratique particulièrement développé et, dois-je vraiment le répéter ? D’un physique de rêve.

Je lui vote discrètement un petit sourire incrédule. Elle est plus jeune que moi. Toutefois, vu nos âges respectifs, j’ose considérer qu’ajouter « mais pas de beaucoup » n’est pas vraiment mentir. Voyons, cela doit lui faire… bientôt deux cent trente-trois ans, puisque nous voici au printemps 2204, et pas mécontents que l’hiver soit dans notre dos.

Je sursaute, la bouche soudain sèche.

Je jette un coup d’œil angoissé aux ongles de ma main droite, sur lesquels s’affichent la date et l’heure. Bon sang, le 27 mai ! Demain, c’est son anniversaire, or je n’ai rien prévu, m’enguirlandé-je avec effroi. Et aujourd’hui c’est dimanche, bien le bonjour pour trouver une quelconque boutique ouverte. Je pourrais commander une babiole en vitesse via le net, mais sur nos iles, les livraisons sont souvent effectuées en fonction d’horaires saugrenus… Je déglutis avec difficulté. Une seule conclusion s’impose à mon esprit : je suis vraiment le roi des téméraires.

– Cet enfoiré de toubib m’a de nouveau cassé les ovaires », me révèle-t-elle en arrêtant à portée de main, le petit drone sous lequel elle a placé ma tasse de thé.

Depuis d’anciennes opérations au dos qu’elle a dû subir, ma chère épouse est sous surveillance médicale constante. Je lui ai déjà signalé à plusieurs reprises qu’elle pourrait désormais s’en passer, d’autant plus que le clonage dont elle est le fruit a supprimé toutes les traces de ses vieux maux. Ce fut à chaque fois pour m’attirer un haussement d’épaules : « Il me crame mon oxygène mais quelque part, s’il m’arrive quoi que ce soit, ce sera sa faute et il ne pourra faire autrement que la réparer. »

Vu sous cet angle, évidemment…

– Qu’a-t-il trouvé à te reprocher cette fois ? », lui demandé-je, amusé.

– Bah, des conneries, comme d’hab.

Un “Hum” choqué nous parvient du système vocal en trois dimensions dont notre domaine est équipé.

Elle secoue lentement la tête de gauche à droite…

« Vous ne devriez pas faire le thé vous-même, Noëlle », imite-t-elle comiquement la voix nasillarde de son médecin. « Ainsi que vous le savez vous-même, vous avez tendance à le faire trop fort et trop sucré alors que Siegfried est programmé pour vous soulager avantageusement de ces tâches ménagères.

Siegfried est un robot que je lui ai offert il y a quelques mois, peu avant que je ne doive partir m’acquitter de… Enfin, peu avant que je ne doive m’absenter pour une certaine durée. Androïde de la version 10.0, il a été assemblé dans une usine allemande, ce qui explique qu’il s’acquitte à la perfection de tout ce qu’elle lui demande, même si elle se plaint qu’il lui arrive de manquer de fantaisie. Grâce à mes relations, j’ai réussi à le faire équiper du Service Pack 4, un ensemble de fonctions militaires de haut de gamme qui en font de plus, un redoutable chien de garde. Et ce, sans que l’on ne lui installe le Service Pack 3 au préalable, parce que cette trouvaille-là… Pour faire court, disons que je considère que des gens de bien comme Noëlle et moi, pouvons nous en passer.

« De surcroit, vous venez de passer une heure, trente-deux minutes et dix-huit secondes au soleil », poursuit-elle sur le ton pontifiant de son rebouteux. « Et c’est bien trop pour ce qui est recommandable étant donné le type d’épiderme dont vous êtes euh…

Un ombre lui parcourt le visage tandis qu’elle fronce brièvement les sourcils.

« Enfin, pour ma peau, quoi, parce que je ne reviens plus sur le machin à deux euros cinquante dont il s’est gargarisé », retrouve-t-elle son propre timbre. « Sans blague », soupire-t-elle. « S’il croit qu’à mon âge, je ne sais pas encore si je suis en train de me prendre un coup de soleil ou pas, c’est que c’est vraiment le dernier des demeurés. »

Passant outre l’inévitable “Hum” qui ponctue sa dernière réflexion, je saute sur l’occasion qu’elle vient de me présenter.

– En parlant de ton âge, chérie », fais-je un peu hypocritement. « J’ai eu beau me creuser les méninges depuis quinze jours, je n’ai pas réussi à dégoter quelque chose d’original pour ton anniversaire. Dès lors… »

– Dès lors ? », reprend-elle en me gratifiant d’un sourire éblouissant de reconnaissance – indice qu’elle n’a pas oublié qu’il y a un an d’ici, j’avais été la victime d’un coupable moment de distraction.

– Dès lors, je me demandais si…

– Si une soirée dans un bon restaurant en tête à tête avec l’homme de ma vie me ferait plaisir ? ». Elle accueille mon timide hochement de tête avec un soupçon d’ironie. « Ce n’est pas non plus d’une grande originalité, chéri, mais c’est avec un énorme oui que je suis d’ores et déjà impatiente de voir demain arriver. Et pourtant », poursuit-elle à mi-voix, « Dieu sait si on se passerait bien de voir cette horreur de compteur tourner à une vitesse de dératé.

Je me laisse envahir par un bien plaisant sentiment de soulagement. Bref, où en étions-nous ? Ah oui, James va bientôt débusquer Jill, la petite mignonne qui, de sa terrasse, aide Goldfinger à tricher aux cartes. Malheureusement, Noëlle n’entend pas me laisser me replonger si vite dans les aventures échevelées de mon héros favori.

« Pour que mon bonheur soit complet, mon cœur… », se fait-elle câline. « Tu me laisseras piloter le drone que nous louerons pour nous rendre au restaurant ? »

Je baisse les yeux. Je me retiens in extremis de lui faire remarquer que l’endroit que j’ai en tête dispose d’un terminal du réseau où il nous serait facile de parvenir en moins d’une minute. L’histoire de ma vie m’a appris que mon incurie aurait nécessairement un prix. Je me résigne à le payer. Je hoche la tête en tentant de donner une allure convenable à mon sourire un peu crispé.

ù

Il serait largement exagéré de dire que j’arbore une mine resplendissante quand, après un atterrissage que je qualifierais poliment de ric-rac, Noëlle coupe enfin les moteurs de notre drone à proximité immédiate de « La Truffe du Patron ». Non que ma tendre moitié pilote mal – à preuve, elle n’a jamais eu d’accident –, mais elle a une tendance fâcheuse à considérer ces engins comme des jouets qu’elle s’autorise à manipuler avec la plus grande désinvolture. Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés. Un peu secoués, mais à bon port. Et sous l’œil ravi du tenancier de l’endroit, qui nous accueille avec toute l’amabilité que se doit de montrer un professionnel digne de ce nom.

– C’est mon amie Églantine qui nous a recommandé votre établissement », lui précise Noëlle après les salutations d’usage. « Vous savez, la grande brune qui habite l’Ile Noire. »

Une ombre de perplexité traverse le visage du type, ce qui ne l’empêche pas de lui lâcher un « Certainement, madame, une de nos meilleures clientes » qui en vérité, ne lui coûte pas trop cher. Histoire probablement de m’attirer derechef toute sa sympathie, Noëlle poursuit en n’oubliant pas de lui signaler que j’avais prévu initialement d’aller fêter son anniversaire aux Trois Dindes.

– Monsieur a du goût », apprécie-t-il sans pouvoir se passer d’ajouter un zeste de mépris à son sourire commercial. « Considérez que nous mettrons tout en œuvre pour qu’il n’éprouve aucun regret de s’être laissé convaincre. »

Acceptons-en l’augure. Je lui ai examiné l’appendice nasal à la dérobée, sans pour autant rien lui trouver de particulier. Je me retiens toutefois de lui poser la question qui me hante à propos du nom de son restaurant, estimant judicieux de la reporter à plus tard – quand j’aurai eu droit à mon addition. À peine Noëlle a-t-elle fait deux pas dans la salle principale, qu’elle se retourne vers lui.

– Quel endroit absolument ravissant », le complimente-t-elle.

– Je me suis référé à une série de vieilles photos que possédait un de mes ancêtres afin de conférer un look “Vieux Bruxelles” à l’intérieur du restaurant », se rengorge-t-il. « Les banquettes, par exemple, furent réalisées en hêtre sauvage, sur base d’une copie de celles qui équipaient les tramways du temps où selon Jacques Brel[4], Bruxelles chantait. »

J’étais gamin à l’époque. En revanche, je me souviens parfaitement de ce à quoi on avait droit dans le Train des Permissionnaires Journaliers de mon service militaire. Et des douleurs aux fesses que ces inconfortables vieilleries nous occasionnaient. C’est donc avec une lenteur prudente que je m’installe.

– C’est joli et stylé mais c’est un peu dur au cul », constate d’ailleurs mon épouse.

L’imitation réalisée est parfaitement conforme à la version qui reçut les honneurs de mon fondement dans ma jeunesse, dois-je bien reconnaitre.

« Je me souviens plus ou moins des trams dont ce déplaisant snobinard a parlé », ne cache-t-elle pas un certain scepticisme. « Mais pas qu’on n’y avait droit qu’à des banquettes de bois. »

– Moi non plus. Toutefois dans les trains, c’était bien le cas. Quand ils ont supprimé la troisième classe, ils se sont contentés de peindre un grand 2 sur les 3 qui ornaient les wagons concernés. Cela leur a permis d’augmenter leurs tarifs sans trop dépenser.

– Sans rire ? Je devais sûrement encore porter des couches, pour autant que je sois déjà de ce monde de radins.

Elle a geste de la main, comme pour dire que tout cela n’est que de peu d’intérêt – ce en quoi je ne peux lui donner tort.

« On se prend un apéro ? », me sourit-elle, à nouveau radieuse.

Je hoche la tête en lui faisant un clin d’œil. Une grande follette[5] posée face à moi figure le joli dessin ondoyant d’un napperon de fine dentelle. Tout en bas, j’avise les entêtes de la carte. J’effleure un pictogramme représentant un verre sur pied.

« Ce sont les vins, ça, chéri », m’indique Noëlle en me désignant un écran holographique qui vient de se mettre à planer à côté de nous.

– Ah oui, euh, désolé…

J’observe la poutre de menus avec un peu plus d’attention.

« Voilà », triomphé-je en passant l’index sur un autre dessin me paraissant plus adéquat.

– Décidément, Sylvain », secoue-t-elle la tête tandis que se déroule devant nos yeux, la liste des digestifs.

Confus, je la laisse prendre l’initiative : elle s’y retrouve nettement plus facilement que moi dans la série des graphes et émoticônes dont on nous inonde. Pour ma part, je reste très dubitatif devant le fait que l’on ait abandonné petit à petit la communication écrite traditionnelle « pour plus de clarté », comme on a osé prétendre : du temps où tout le monde savait lire et où de nombreuses personnes parlaient plusieurs langues, on se comprenait plus facilement.

 

Nous passons une soirée agréable. S’il est vrai que mon épouse comme moi-même, sommes de temps à autre dans l’obligation de changer notre manière de rester assis, la nourriture acheminée par des petits drones représentant l’Atomium, est délicieuse. Toutefois, nous venons seulement de terminer notre entrée – un sublime gratin de porcellions[6] de Sibérie au caviar de cucarachas mexicaines et pleurotes naines de Papouasie – quand Noëlle m’apostrophe.

– Bordel, tu lui as donné rendez-vous, ducon ? », me demande-t-elle hargneusement.

Je lève la tête, interloqué. Visiblement au bord de la crise de rage, elle fixe un point derrière moi. Une voix aux accents affectés que j’aurais préféré ne plus jamais devoir entendre, retentit dans la salle par delà le brouhaha des conversations, m’enlevant toute envie de me retourner.

Je pique du nez dans mon assiette comme un affamé. Ce qui ne me donne vraisemblablement pas un air trop équilibré vu que je l’ai déjà vidée.


Indiscrétion

– Ça par exemple, quelle surprise ! », s’écrie Mahieux[7], en m’apercevant.

Ma ruse n’aura pas tenu le coup bien longtemps.

« Ainsi que madame Stobordima », en remet-il une couche.

– Bonsoir commandant », grogne Noëlle, le visage fermé, les lèvres pincées. « Mon mari et moi-même sommes ici par hasard, afin de fêter mon anniversaire en couple », lui précise-t-elle, un peu comme si elle lui disait « Allez donc ennuyer quelqu’un d’autre, le jour où nous aurons envie de votre compagnie (c’est-à-dire jamais), nous vous appellerons. »

– Quelle heureuse coïncidence », commente-t-il sans paraitre se formaliser de l’amabilité toute relative avec laquelle elle a salué son arrivée.

« Voyez-vous, Sylvain », se tourne-t-il vers moi, « Je vous dois quelques excuses pour la manière de laquelle s’est clôturée notre dernière entrevue. J’avais quelque peu les nerfs à vif, suite à l’échec de l’expérience aussi ridicule qu’aventureuse dans laquelle je m’étais laissé embarquer à mon corps défendant.

Il n’avait jamais essayé que de s’approprier un énorme marché destiné à une société qui m’avait sauvé de la banqueroute et pour laquelle j’avais travaillé comme un damné. Mais à l’en croire donc, il s’était laissé embarquer.

« Permettez-moi donc de vous offrir les digestifs que vous commanderez en fin de repas », poursuit-il en adressant un sourire fat à Noëlle. « Et rassurez-vous quant à votre tête-à-tête d’amoureux : moi aussi je dîne en couple ce soir. »

Il jette un rapide coup d’œil à une étincelante Audemars Piguet “Royal Oak Squelette” en or rose qui lui orne le poignet – quand il est de sortie, il n’est sûrement pas trop du style à se laquer les ongles pour savoir l’heure qu’il est – avant de s’éclipser sur un « Je suis un peu en avance, elle ne devrait pas tarder » dont le ton me met mal à l’aise sans que je puisse me représenter pour quel motif.

Je regarde sa longue silhouette s’éloigner en direction des tables du fond. Surtout pour m’assurer qu’il n’opère pas un demi-tour surprise.

– Tu es vraiment un pauvre type, Sylvain », me lâche Noëlle quand le bruit des talons des Louboutin Hommes à deux cent mille euros de Mahieux a suffisamment décru à son goût. « Quel besoin avais-tu d’aller raconter à tout le monde que nous venions fêter mon anniversaire à La Truffe du Patron ? »

Je la regarde droit dans les yeux. Elle devine toujours très vite quand je mens. Donc, elle doit savoir tout aussi rapidement si je dis la vérité.

– Je n’ai parlé à personne de notre soirée – de ta soirée, irais-je même jusqu’à dire », la détrompé-je d’une voix ferme, qu’elle sache bien que je ne badine pas avec le respect que j’éprouve à son égard. « Et quand même bien même l’aurais-je fait, permets-moi de te rappeler que j’avais dans l’idée de t’emmener manger aux Trois Dindes. Et que j’ai cru que c’est là que nous irions jusqu’au moment où nous avons pris place dans le drone et que tu… »

– Alors là, bravo », me coupe-t-elle férocement la parole. « Continue dans cette voie, et accuse-moi carrément d’avoir moi-même signalé à cet enculé que nous viendrions ici. »

Je ne sais pas comment elle parvient toujours à tout me mettre sur le dos. Je bats en retraite précipitamment.

– Je ne t’accuse de rien du tout, mon amour », m’essayé-je à la calmer. « Mais peut-être que ton amie… »

– Églantine et son mari sont des gens corrects », tranche-t-elle péremptoirement. « Ils ne comptent certainement pas des barbouzes parmi leurs fréquentations. Non plus d’ailleurs que des grosses putes comme le plus pur exemple de la parfaite chaudasse que je viens d’apercevoir à l’entrée.

Je tressaille. Je résiste toutefois à la tentation de me retourner : elle ne manquerait pas de me faire remarquer sur un ton particulièrement acide qu’il suffit qu’elle me signale l’apparition d’une femme séduisante pour me faire réagir. Malgré quoi, je ne peux m’empêcher de jeter un bref coup d’œil au popotin de celle qui passe à côté de notre table comme si nous n’existions pas. Et je bénis l’idée qu’a eue le tenancier de La Truffe du Patron, de pourvoir son établissement de banquettes : si j’avais été assis sur une chaise, j’en serais tombé. Et lourdement.

Mon regard n’a pas échappé à Noëlle.

« Tu vois le genre de poufiasse », lance-t-elle, dédaigneuse, avant de changer brusquement de ton, se rendant compte de ma surprise.

« Ma parole, mais tu la connais », m’accuse-t-elle agressivement. « Ou du moins, tu connais son cul. »

– M… Moi ?

– Évidemment, toi ! Pas le pape Rigobert II !

J’évite de lui faire remarquer que le Saint-Père actuel n’est plus celui qu’elle nomme, mais Jean-Paul VIII : le moment ne me paraitrait guère adéquat.

– Chérie, je t’en supplie », m’évertué-je à endiguer à l’avance, l’ouragan qui menace de me détruire encore plus sûrement que si on m’avait pointé un laser portable d’un kilowatt au milieu du front.

– Mais enfin, Sylvain ! Regarde-toi : tu es blême et tes mains tremblent comme si tu étais atteint de la maladie d’Alzheimer.

– Parkinson », rectifié-je dans un réflexe. Je me mords sur la langue, mais trop tard…

– Quoi ? », se dresse-t-elle, furieuse.

– La maladie d’Alzheimer concernait des troubles de la mémoire », tenté-je vaille que vaille de faire dévier la conversation. « À l’opposé, celle de… »

– On s’en fout », m’interrompt-elle. « Et d’autant plus que ces crasses appartiennent au passé. Mais dis-moi, mon chéri », se fait-elle subitement dangereusement doucereuse. « Qui donc est cette salope et comment la connais-tu ? »

Si je lui dis la vérité, elle va me planter sa fourchette dans un œil. Pour autant que j’aie de la chance avec l’autre. Je cherche de tous mes neurones à trouver un mensonge qui puisse passer la rampe de sa sagacité.

– Ma foi », lâché-je laborieusement afin de gagner quelques précieux dixièmes de seconde.

– Ta foi ? Ne parlons pas des absents. Et abandonne l’idée ridicule d’essayer de me lanterner. Pour la dernière fois, Sylvain, qui est cette pute ?

Un rapide tour d’horizon me permet de juger la situation comme désespérée. À mon estime cependant, elle pourrait encore empirer.

– Ce n’est pas une pute », me jeté-je à l’eau avec le secret espoir qu’elle ne sera ni trop glacée ni trop bouillante. « Ni même une femme. »

– Non bien sûr, chéri », semble soudain beaucoup s’amuser ma tendre épouse. « Et moi, je suis un cheval. »

– Je t’assure, lumière de ma vie…

L’évidence parait la frapper comme la foudre si elle s’était promenée nonchalamment au milieu d’un champ par temps d’orage.

– C’est une androïde ? », laisse-t-elle tomber ses couverts sur le marbre de la table tandis que je hoche la tête honteusement sous la chape de culpabilité qui m’accable.

Elle me fixe, stupéfaite.

« Putain, c’est ton androïde, Sylvain ? »

– Oui », confirmé-je dans un souffle.

– Je ne te crois pas », s’essaie-t-elle malgré tout à nier l’écrasante évidence. « Si c’était ton robot, elle nous aurait au moins salués à son entrée ».

Elle sous-estime les capacités réactives de Marie-Béatrice.

– Elle a probablement voulu éviter un esclandre en me voyant en ta compagnie.

– Un esclandre parce que tu dînes avec ton épouse ? », sourcille-t-elle.

– Non, mais enfin, je… On sait comment peuvent réagir les femmes, et…

– Insinuerais-tu que je serais jalouse d’une machine ?

– Pas le moins du monde, chérie, je t’assure !

Décidément, la ligne blanche sur laquelle je marche est bien étroite. Et elle est bordée d’une part, d’un fossé plein de crocodiles, de piranhas et de murènes, et de l’autre, d’un abîme interminable au fond duquel se dressent de longues piques dont les pointes sont enduites de curare. Noëlle inspire fortement puis pose les mains à plat sur la table, le front plissé.

– Comme quoi tu es un con », finit-elle par desserrer les lèvres. « En trois lettres comme dans Charlie, Oscar, November. Et moi je suis une idiote, ce qui fait qu’en définitive, nous sommes plutôt bien assortis. Car la triste vérité est bien que j’éprouve un sentiment de jalousie à son égard.

Un voile de chagrin lui assombrit le visage.

« Sois honnête avec moi, Sylvain. Tu l’as baisée combien de fois ? »

– Aucune », me récrié-je en réprimant la satisfaction que l’on ressent quand on n’est pas obligé de mentir lamentablement. « Je ne l’ai jamais touchée, je te le jure. »

– Mouais… Pourtant, elle est équipée du Service Pack 3, cela se voit comme le nez au milieu du visage. Tu n’as pas osé ?

– Chérie ! », hoqueté-je. « Tu as le droit me prendre pour le dernier des benêts. Mais de là à t’imaginer que je pourrais être intimidé par une androïde m’appartenant, il y a un pas énorme, et je suis très déçu que tu aies cru bon de le franchir. »

Elle secoue la tête, puis reste silencieuse quelques secondes.

– Admettons », lâche-t-elle en définitive. « Il reste toutefois à savoir ce que ton robot vient faire dans ce restaurant. »

Oui, en effet, et c’est quelque chose qui me tracasse aussi.

– Elle est affranchie », lui signalé-je. « Elle a donc le droit d’agir comme elle en a envie. Elle est restée ma propriété par loyauté envers moi, mais c’est purement formel : en tant que vice-présidente de Miléthika qui, je te le rappelle, est entre autres, la plus importante société paramilitaire du monde, elle a bien plus de comptes à rendre à son actionnariat qu’à moi. »

– Misère que tu es chiant, Sylvain », soupire-t-elle. « Tu as une manière parfaitement exaspérante de répondre à côté des questions que je te pose. Je te faisais remarquer qu’un robot s’alimente par définition, à une source d’énergie électrique. Et que donc, ta Marie-Béatrice n’en a rien à foutre de se remplir la panse.

« Bien au contraire », ajoute-t-elle dans une grimace dégoûtée. « Car ça doit l’alourdir pour rien, et après… »

Je l’interromps d’urgence : Noëlle a toujours été très nature, mais développer ce genre de considérations en plein repas, bon sang !

– Bien sûr, mon amour. Toutefois, on ne fait pas que manger dans un restaurant. On parle aussi… Or, pour autant que j’aie bien vu, elle a pris place à la table de Mahieux.

– À la table de Mahieux, voyez-vous ça », répète-t-elle, songeuse. Elle lève un regard incrédule vers moi. « Donc, c’est d’elle qu’il parlait quand il disait dîner en couple. Il la baise, lui ? »

– Je ne sais pas, chérie.

J’espère bien que non, franchement, que diable trouverait-elle à ce hobereau cupide, radin et paradeur, plus égocentrique encore que tous les nombrils de l’univers ?

Rejetant sur la table sa serviette autonettoyante de dentelle de Bruges, Noëlle se lève. Résolument, comme si elle venait de prendre une décision à même de changer la face du monde.

– Envoie-moi un signal s’ils nous apportent le plat de résistance avant que je ne sois revenue des toilettes.

J’ai à peine le temps de la voir filer en direction du fond de la salle. Je suis interloqué, pour le moins. Tout d’abord, Noëlle a horreur de me voir « encombrer son réseau », comme elle dit, avec des petits messages comme ceux que j’adorerais lui adresser à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Ensuite, le rendez-vous entre Marie-Béatrice et Mahieux me perturbe. Il n’y a pas si longtemps, ils figuraient l’un et l’autre dans des camps diamétralement opposés. Les voir réunis ne me dit rien qui vaille.

Non que je me méfie d’elle : elle s’est toujours montrée d’une intégrité et d’une fiabilité irréprochables, et je n’imagine même pas pour quel motif elle aurait renoncé à ces qualités magnifiques. En revanche, lui est extrêmement sournois, retors et même brutal : quand Noëlle le traite de barbouze, elle est dans le vrai, au-delà même de tout ce qu’elle pourrait imaginer.

En parlant de celle qui illumine mes jours, son revirement ne m’a surpris qu’à moitié : elle a intégré le fait que je me suis toujours comporté de manière irréprochable à l’égard de Marie-Béatrice et qu’elle n’avait dès lors, aucune raison de nous en vouloir. Je la vois revenir vers moi de sa démarche de reine. J’espère qu’ils ont fait suivre en cuisine : si à un moment, j’ai eu l’appétit coupé, il a rappliqué au grand galop depuis que les évènements ont pris une tournure plus agréable. Mais soudain, ma faim se calme à nouveau : Noëlle s’est arrêtée à la table de Mahieux. Je la vois échanger quelques mots avec le commandant, puis tendre la main à son invitée. Ils éclatent de rire – sûrement sur un bon mot un peu salace qu’elle a dû sortir, si j’en juge à son attitude. Espérons seulement que je n’en suis pas l’objet.

Elle reprend toutefois rapidement sa progression vers moi, cependant qu’une suite de bips me signale l’arrivée de plusieurs documents dans la mémoire tampon d’entrée de mon réseau.

– J’ai pris quelques clichés des follettes éparpillées sur leur table, chéri », me dit Noëlle à mi-voix en se rasseyant. « J’ai considéré que je te devais bien ça après la scène que j’ai failli te faire alors que tu n’étais coupable de rien du tout. »

– Ça par exemple », lui souris-je, subjugué. « Pourtant, c’est moi qui suis fan de James Bond. »

– Oui… Toutefois, ce n’est pas toi qui as entendu ta copine parler de cinquante billions quand je suis passée à côté d’eux en te quittant.

– Cinquante billions ? », répété-je, soudain confus. « Comme le montant dont tu m’as demandé la traduction hier ? »

– Exactement. Donc je me suis dit qu’il serait intelligent de ma part, d’activer ponctuellement en direction de mon chip, la dérivation des influx que mon nerf optique adresse à mon cerveau.

« Mais partiellement, bien sûr », me fait-elle remarquer avec un petit rire jouette. « Car ils n’auraient pas manqué de trouver suspect que je devienne subitement aveugle. »

À dire vrai, je n’éprouve pas une envie folle de consulter immédiatement les documents qu’elle a euh… piratés, pour le dire sans détour : je crains qu’ils n’aient les capacités de me révéler des manigances déplaisantes. Et de plus, le drone de service vient de s’arrêter à notre table. Néanmoins, faire preuve de désintérêt pour ce que Noëlle a fait pour moi, me paraitrait quand même très grossier.

– À quoi attrayait l’article que tu lisais hier, chérie ?

– Oh », me renvoie-t-elle négligemment. « Ça parlait d’un gaz… L’hélium 3, si je me souviens bien. »

Ce n’est pas un gaz à proprement parler : c’est un isotope non radioactif grâce auquel nous pourrions produire d’énormes quantités d’énergie au moyen d’usines fonctionnant sur un mode voisin des anciennes centrales thermonucléaires. Mais sans les risques que cette façon insouciante de faire impliquait pour la vie sur Terre. Sans non plus, les affreux déchets que ces ignominies laissaient en cadeau aux générations futures.

– L’hélium 3 », fais-je gravement en redemandant un peu de gratin de foie gras de cigale au drone. « Il y en a très peu sur la Terre, car notre planète a de tout temps, été protégée des vents solaires par ses champs magnétiques. En revanche, sur la Lune… »

– Et sur Jupiter », complète Noëlle avec un sourire candide. « Tu sais, chéri, on ne raconte pas que des conneries sur Intergalactic News. Le tout est de savoir faire le tri. »

ù

Nous en sommes approximativement à la moitié de notre plat quand je vois Marie-Béatrice et le commandant se lever de table.

– Stobordima ! », fait-il semblant de se rappeler mon existence au moment où il passe à côté de nous.

D’une part, merci de hurler mon nom ainsi : on peut désormais être certain que seul l’un ou l’autre sourd ignore encore que le “père de la robotique moderne”, comme disent les journalistes quand ils sont fatigués d’écrire mon nom, vient de dîner à La Truffe du Patron. De l’autre, son grand show du distrait absolument navré et qui s’en veut, me laisse avec ma fourchette en l’air.

« Vraiment désolé vieux, nous devons impérativement nous éclipser. Les pousse-cafés, ce sera pour une autre fois. »

Je m’étais bien dit que d’un seul coup, il se montrait dépensier. Je vois Noëlle adresser un regard interrogateur à Marie-Béatrice.

– En espérant que l’on mange aussi bien sur la Lune qu’ici », réagit cette dernière. « Encore que les nourritures humaines et moi… »

– Sur la Lune ? », embraie Noëlle. « Ne me dites pas que vous partez là-bas encore ce soir. »

– Le devoir n’attend pas, malheureusement. Et le Gouvernement Mondial semble tenir vraiment beaucoup à ce que nous menions à bien sans délai, le projet lunaire d’implantation du premier datacenter universel.

Au jugé, je tente de donner un petit coup de pied à Noëlle… Malheureusement, mon 44 ne rencontre que le vide. Ces chaussures autopropulsées et munies d’un système de détection d’obstacles sont géniales pour se promener, mais en revanche, elles nuisent à la précision des gestes. Pourtant ce sont des Trekking Arrows de chez Astro-Shoes. Et de la toute dernière génération, excusez du peu.

– C’est quoi, ça ? », demande-t-elle comme je l’avais hélas prévu alors qu’il est indubitablement des entrevues dont tout être normalement constitué espérerait que les meilleures sont les plus courtes.

J’avais déjà constaté un problème similaire il y a peu, quand j’avais essayé de jouer au football chaussé de leur modèle précédent, afin de pallier un certain manque de résistance physique de ma part. J’avais renoncé à la mi-temps, plus fatigué encore de taper à côté du ballon que si j’avais dû courir sans aide.

L’air sceptique qu’arbore mon épouse n’échappe évidemment pas à Marie-Béatrice.

– Eh bien… Toutes les données que nous consultons régulièrement, tout ce que nous créons au fil du temps et que nous souhaitons conserver… Il faut bien stocker cela quelque part, n’est-ce pas.

– Ah oui, ces conneries-là.

En fait, on peut rapprocher aisément ces nouvelles chaussures de la peinture photovoltaïque qui recouvre le cadre de certains vélos et qui sert à alimenter un petit moteur installé dans le moyeu de la roue arrière. Avant, on les montait sous la selle mais en les plaçant plus bas, on abaisse le centre de gravité de la machine, ce qui est nettement plus sécurisant.

– Il y a certainement quelques fadaises et même des inepties dans le tas », sourit aimablement l’androïde. « Mais si, par exemple, des personnes comme moi devions être privées d’accès à une série impressionnante de bases de données gigantesques, nous ne vaudrions plus grand-chose.

Globalement, il est bon que le sport reste du sport : à quoi sert-il de faire semblant d’en pratiquer, je vous le demande ! Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’ai acheté ces chaussures… Au temps pour moi : à la réflexion, c’est Noëlle qui me les avait offertes pour fêter la fin des cent vingt heures de travaux généraux d’intérêt public auxquelles j’avais été condamné au prétexte ridicule que j’aurais tenté de me suicider… N’importe quoi, vraiment, et tant sur un plan que sur l’autre : elle a dû se laisser séduire par l’attrait de la nouveauté.

« De plus, Sylvain serait obligé de regarder en direct les matchs de foot qu’il affectionne, ce qui ne manquerait pas de lui causer quelques désagréments puisque rien que ce soir, on disputait une bonne dizaine de rencontres. »

Noëlle hoche la tête, apparemment, peu convaincue, tandis que je fronce les sourcils, ayant entendu prononcer mon nom.

– Vous voulez dire qu’il aurait préféré regarder des ahuris courir derrière un ballon que fêter mon anniversaire dans ce très bel endroit ?

Ah, l’attrait de la nouveauté ! C’est souvent ce qui motive les gens. Par exemple, dans ma jeunesse, nous aimions lire – oui, je sais, cela parait tellement anachronique – des bandes dessinées.

– Oh, certainement pas. Mais pourquoi l’obliger à opérer un choix ?

Eh bien, je me rappelle que dans l’une d’elles, un savant farfelu et férocement dur d’oreille, avait inventé des patins à roulettes à moteur[8]. De nos jours, créer ce genre d’engin serait d’une simplicité biblique. Je situe d’ailleurs parfaitement comment l’alimenter grâce à des chaussettes à récupération d’énergie. Mais ce serait un nouveau truc qui ne servirait à rien : nous disposons déjà de tant de moyens de nous déplacer, avec ou sans efforts, qu’il nous est parfois difficile de sélectionner celui qui conviendra le mieux.

– Il n’empêche qu’aller monter ce genre de chose sur la Lune, alors qu’il ne manque certes pas d’espace sur Terre, ne serait-ce que dans les Marais… Est-ce bien raisonnable ?

Le visage de Marie-Béatrice se ferme quelque peu, même si elle s’efforce visiblement de continuer à faire preuve d’amabilité.

– Voyons, Noëlle », secoue-t-elle doucement la tête. « Le commandant Mahieux est l’administrateur du SCRED, tandis que moi-même, je suis vice-présidente de Miléthika. Vous devinerez aisément que je ne peux m’étendre sur les motivations du Gouvernement Mondial.

Au reste, des patins motorisés, ce n’est pas ce que l’on pourrait inventer de plus rassurant. Il en arrivait d’ailleurs des vertes et des pas mûres à ce savant déjanté – appelé Professeur Tournesol, si ma mémoire ne me joue pas de tour.

« Je n’ai pas réagi quand vous avez photographié nos documents tout à l’heure », ajoute-t-elle à mi-voix. « J’ai confiance en vous autant qu’en Sylvain, et je sais que vous respecterez leur caractère confidentiel. Vous y trouverez quelques explications par rapport à notre démarche.

Elle jette un coup d’œil en direction de la porte du restaurant.

« Là-dessus, je vous souhaite de passer une soirée agréable », termine-t-elle. « Bon appétit à tous les deux. »

 

– Pourtant j’ai été vachement discrète, je t’assure, chéri », se désole Noëlle à son départ.

– Je n’en doute pas. Mais c’est une androïde : rien ne leur échappe.

– Ouais, j’ai déjà dû constater ça avec ce pisse-vinaigre de Siegfried… C’est parfois profondément pesant. Tu ne pourrais pas faire quelque chose à ça ?

– Faire régresser mes androïdes ? », lui souris-je. « Je crains fort qu’il ne soit un peu tard pour envisager ce type de démarche. Puis de toute façon, c’est plus contraignant pour les autres que pour nous : jamais ils n’entreprendront quoi que ce soit à notre encontre, je te le rappelle. »

– Oh, j’adore quand tu te montres cynique, mon amour. Sais-tu que par moments, il ne te manquerait pas grand-chose pour devenir un bad boy ?

Fondamentalement, non, je n’étais pas au courant. Et honnêtement, jamais aucun miroir ne m’a renvoyé une telle image de moi-même. Mais pour en revenir à ces chaussures, et même si elles sont très confortables, jusqu’à plus ample informé, j’estime qu’elles ne valent pas le prix qu’elles coûtent. Le progrès est une chose essentielle pour l’avenir de l’Humanité. Toutefois, s’il persiste à se décliner de façon si peu convaincante, je suis comme Noëlle : je ne donne pas cher de la peau de notre civilisation.


Soupçons

On a cessé depuis longtemps de voyager dans l’espace : le temps que cela prenait, les coûts du matériel et les éventuels problèmes mécaniques que les astronautes devaient affronter, augmentés des risques encourus lors de la traversée de la Ceinture de Van Allen[9] et de ses épouvantables radiations, suffirent à clore le bec aux traditionnalistes de la Droite Religieuse. Et à leur faire admettre que seul le clonage individuel pouvait garantir la sécurité de tous. Dès lors, on se contente désormais d’un processus par lequel on dresse le protocole complet du voyageur – si l’on peut encore dire – avant de le placer en catalepsie. On expédie le protocole via le réseau télépathique à l’endroit où il désire se rendre et là, on en crée un clone. Vêtements et bagages inclus, mais bien sûr, au moyen de protocoles séparés. Si l’entièreté de l’opération s’est déroulée de façon parfaitement satisfaisante, l’original humain est détruit par désintégration afin que chacun ne puisse exister qu’en un seul exemplaire. Les Égalitaires avaient suggéré de broyer les dépouilles afin qu’elles servent d’aliment pour animaux domestiques, mais leur pragmatisme en a fait tempêter plus d’un pour des raisons d’éthique. Ténébreuses, en vérité : qu’y aurait-il donc bien de sacré, pour reprendre une terminologie qu’affectionnaient les tribuns de la Droite Religieuse, dans un exemplaire désaffecté du corps humain ? Enfin soit… On désintègre donc le machin devenu inutile, ce qui ne manque pas de sel : en dehors des lieux de départ, les désintégrateurs sont des armes strictement prohibées dans l’univers tout entier – raison pour laquelle ils sont très recherchés.

Quoi qu’il en soit, si le clone n’est pas conforme à la description reçue, on recommence l’opération jusqu’à ce qu’il soit correctement validé. Cela n’empêche pas de temps à autre, que l’on note une légère différence entre les deux versions, mais habituellement, elle est positive : ainsi des séquelles indésirables d’accidents ou d’opérations antérieures sont souvent effacées, ou du moins atténuées.

Pour les androïdes, tout est simplifié : pas question de catalepsie, bien entendu, et de plus, ils sont porteurs d’un protocole ultra-détaillé mis à jour en temps réel en fonction des évolutions de leur apprentissage – de leur cerveau, ainsi que l’on dit communément –, ce qui permet de les cloner strictement à l’identique, sans intervention humaine. C’est pourquoi Marie-Béatrice a déjà eu largement le temps de se familiariser avec tous les règlements particuliers qui encadrent la vie sur la Lune au moment où le commandant Mahieux prend place à ses côtés dans la navette à destination de la Zone d’Activité IV, où est installée l’antenne locale de Miléthika Corporation.

– Première fois que vous venez sur la Lune ? », se laisse-t-il tomber sur la banquette de cuir synthétique à motifs de camouflage ocre et jaune sale – on a voulu faire couleur locale, et on aurait mieux fait de s’en dispenser, note-t-il pour lui-même tout en se disant encore qu’il ne manque que des dessins de cratères de météorites pour que le comble du mauvais goût soit atteint.

– Oui, commandant. En fait, c’est même la première fois que je quitte la Terre. Et vous ?

– Nous sommes dans le même cas, si on excepte une semaine de vacances de ski passée sur Proxima b il y a trois ans d’ici.

« Deux touristes blancs comme des cachets d’aspirine qui débarquent au Club Med », glousse-t-il en se carrant du mieux qu’il le peut sur son siège.

– Parlez pour vous.

– Ah oui, c’est vrai », admet Mahieux en paraissant seulement s’apercevoir de la jolie couleur chocolat de l’épiderme de l’androïde. « Excusez-moi ! Franchement, ne voyez pas de mauvaise intention de ma part dans l’emploi de cette expression vieillotte. »

– Je n’y pensais même pas », sourit Marie-Béatrice, tout en se disant que m’as-tu vu comme il l’est, il ne serait pas étonnant qu’un fond de racisme primaire traine en lui.

– Je me suis laissé dire que les lois ici sont quelque peu plus strictes que sur Terre », fait-il après avoir jeté un coup d’œil dédaigneux au paysage aride et dévasté qui défile le long des parois de verre renforcé du tube emprunté par leur véhicule.

– C’est le moins que l’on puisse dire, en effet. Ils ont d’ailleurs édité une follette à ce sujet.

– Eh bien, lisez-la-moi, cela me fera passer le temps.

Marie-Béatrice lui jette un regard de biais. L’issue des négociations dont l’a chargée Zacharie Schmidt-O’Toole, CEO de Miléthika, est évidemment d’un poids financier important mais il ne faudrait pas que pour autant, ce vieux beau s’estime en droit de se conduire avec elle comme si elle faisait partie de son personnel domestique. Elle estime dès lors le moment adéquat pour utiliser sans filtre aucun, le logiciel basique de speech to text qui l’équipe : vu l’attitude de Mahieux, elle ne situe pas à quel motif elle devrait se fatiguer.

– Bienvenue sur la Lune », entame-t-elle, non sans avoir marqué un silence de plusieurs secondes afin de lui signifier ses réticences. « Ainsi que l’on vous l’a déjà certainement signalé, l’usage et la possession de tout engin ou appareil destiné à faire du feu ou qui modifierait, serait-ce même partiellement et ponctuellement, la température de l’atmosphère sont strictement interdits. Les fumeurs peuvent s’adresser au Centre de Traitement des Accoutumances, une division du Centre Sani… »

– Je m’en fous, je ne fume pas », l’interrompt-il sèchement. « Passez. »

Elle résiste difficilement à l’envie de l’envoyer sur les roses.

– Nous vous rappelons que nous vivons sous un bouclier étanche de verre extrêmement résistant, sous lequel une pression et une gravité comparables à celles régnant sur Terre sont maintenues en permanence. Des dispositifs particulièrement performants incluant la présence de nano-robots sont perpétuellement en alerte afin de réparer au plus vite le moindre dégât qui serait occasionné à notre bulle par un mouvement sismique quelconque ou par la chute d’une météorite.

« Il est toutefois apparu comme inconcevable au Peuple Sélénite, que de tels dégâts puissent être infligés à notre environnement vital de l’intérieur-même de la bulle. En conséquence, quelles qu’elles soient, mais en particulier si elles sont destinées à envoyer des projectiles, les armes sont absolument interdites sur la Lune.

« Une personne trouvée en possession d’une arme à feu est passible de lourdes sanctions pouvant aller jusqu’au bannissement en cas de récidive ».

– Qu’entendent-ils par bannissement ? », sursaute-t-il.

– Oh, ils expliquent cela plus bas », répond-elle négligemment. « Ils vous amènent à un sas de sortie de la bulle et vous souhaitent bonne chance ».

– Doux Jésus, cela équivaut à une peine de mort, ça.

– Pour les humains, oui, en effet. C’est d’ailleurs l’argumentation fondatrice d’une procédure pour châtiment cruel et inique toujours en cours auprès du Tribunal des Peuples de Lhassa.

« Cruel, on comprend facilement pourquoi, et inique parce que les androïdes ne meurent pas d’une telle sanction », précise-t-elle. « Il existe d’ailleurs une communauté de robots qui survivent en bordure de la Mer de la Fécondité. Ils extraient des gemmes d’olivine – des péridots, comme on dit – du basalte dont le sol local est fait. Ils les taillent puis les revendent aux Sélénites. »

– Contre du matériel photovoltaïque, oui, j’avais lu un truc à ce sujet sur euh… enfin, quelque part.

Lui aussi s’abreuve à la feuille à scandales qu’est Intergalactic News, s’amuse-t-elle en son for intérieur.

– Seuls certains insectes sont les bienvenus sous notre bulle protectrice », reprend-elle. « Et encore, en quantités règlementées. Si vous deviez vous apercevoir que vous êtes porteur de larves quelconques et qu’elles n’auraient pas été éliminées au clonage dont vous êtes le fruit, veuillez vous rendre d’urgence au Centre Sanitaire, Zone d’Activité I, Voie 2, Tranquility City.

« Comme vous le constaterez, chaque parcelle de sol des zones habitables, est plantée de végétaux. Ces derniers sont indispensables en vue de nous aider à compenser la faible teneur en oxygène (O2) de l’atmosphère lunaire. Nous vous demandons dès lors, de… »

– De les respecter et bla-bla-bla », soupire-t-il. « Comme si on était là pour cueillir des pâquerettes. Il n’y a vraiment rien d’intéressant dans leur truc ? »

– C’est d’une platitude achevée », convient-elle. « Du moins, si l’on excepte les sanctions infligées aux contrevenants. »

– Comme par exemple ? », lâche-t-il distraitement, les yeux fixés sur ce qu’il présume être une exploitation minière.

– Nous avons déjà parlé du bannissement. Mais il y a aussi des peines de travail à exécuter dans des mines situées sur la face cachée[10].

– Décidément, ils font dans le hard pour ceux qui ne marchent pas droit », sursaute-t-il en se tournant vers elle.

– En effet. Et là, la machine que je suis ne serait pas mieux lotie que les humains.

– Tant mieux », hoche-t-il la tête. « Enfin… Ce serait regrettable pour vous, voulais-je dire.

Il toussote, mis mal à l’aise par la façon désinvolte de laquelle il vient de lui dévoiler son mépris pour les androïdes. Il se hâte de leur trouver un autre sujet de conversation.

« Bref, les tapas de tout à l’heure sont largement digérés, vous ferais-je remarquer. Trouvez-nous un restaurant digne de ce nom, puis allons nous reposer : la journée de demain sera chargée. »

– Il n’y a pas là, de quoi hésiter longuement », éclate-t-elle de rire, pas mécontente de le décevoir. « Tout ce à quoi vous aurez droit, c’est à la chaine de restauration rapide Vegs4All. »

– Sans blague ? Il n’y a rien d’autre dans ce trou ?

– Rien », lui confirme-t-elle, ravie. « La junte militaire a négocié avec Cosmic Food, une exclusivité dans toutes les zones ouvertes aux humains. Ajoutons à cela que la consommation de tout produit d’origine animale est interdite sur la Lune.

« On comprend pourquoi », savoure-t-elle la perspective de le voir aux prises avec un hamburger de purée de pois chiches garni de frites taillées dans des betteraves modifiées génétiquement. « D’une part, ils ne tolèrent la présence d’insectes que dans la mesure où ils aident à la pollinisation de leurs plantes. De l’autre, on n’imagine même pas qu’ils envisageraient une seule seconde que des mammifères de boucherie dévorent leurs sacrosaints végétaux, ou que des poissons troublent leur précieuse eau.

« Comme par ailleurs, ils se refusent à importer autre chose que des textiles protecteurs et du matériel lourd pour leurs mines afin de préserver leur indépendance économique… »

– Super », grimace-t-il. « En résumé, c’est l’URSS du XXème siècle sans même la vodka. Je sens que je vais me plaire. »

ù

– Tu y crois, toi ?

Je m’efforce d’adopter un ton ferme, comme il sied à scientifique de renommée mondiale doublé d’un homme de décision.

– Bien sûr, chérie », lui répliqué-je d’une voix mâle.

L’instant est crucial et montre à quel point il est souvent vital de parvenir à irriter l’ennemi afin de le pousser à se dévoiler ou à se comporter de façon irréfléchie. James est en pleine partie de golf contre Goldfinger. Il va bientôt échanger la balle de ce dernier contre une autre qu’il a trouvée sur le parcours, dans l’idée de pouvoir éventuellement l’accuser de tricherie.

– Pas moi.

Franchement, c’est le genre de tour de passe-passe auquel je n’oserais jamais me livrer. Imaginez un instant que l’autre, ou pis, son terrifiant acolyte, s’en aperçoive : cela ne manquerait pas de déclencher un scandale qui jetterait sur James, une ombre d’opprobre dont il aurait les pires difficultés à se défaire un jour.

« Ils nous ont raconté n’importe quoi !

Clac, c’est fait. Les deux autres n’y ont vu que du feu, mais le caddie de James lui adresse un sourire entendu. Le golf est un sport qui ne m’a jamais attiré : une partie ne manque certes pas de suspense, mais pour l’adrénaline, on repassera. Que l’on ne se méprenne pas : je ne suis pas de ceux qui méprisent ce qu’ils appellent dédaigneusement “une aimable promenade de santé d’une dizaine de kilomètres” – passant négligemment sur la concentration dont il convient de faire preuve au moment du putting, par exemple.

« Je suis sûre qu’ils n’utilisent ce datacenter que comme un écran de fumée pour masquer ce qu’ils vont vraiment faire sur la Lune. »

– Tu penses, chérie ?

Simplement, il s’agit là d’une activité sportive qui ne convient pas à mon tempérament. Je préfère de loin, par exemple, l’amitié virile des rugbymen qui se rentrent franchement dans le gras avant de boire des bières ensemble, ou le stress libérateur qui se dégage d’une partie de football.

– Ne te fous pas de ma gueule, Sylvain ! », tonne-t-elle.

Je sursaute.

– Loin de moi cette idée, mon amour », levé-je la tête.

– Putain, quand tu es dans tes films à la noix, il n’y a vraiment rien à tirer de toi », soupire-t-elle.

Je la regarde, honteux comme un adolescent pré-pubère pris l’œil rivé au trou de la serrure de la salle de bains familiale. Je déglutis.

– Écoute, chérie », décidé-je de mettre James en pause. « Je suis retraité désormais. J’ai apporté ce que je pouvais à l’Humanité et quelque part, elle me l’a rendu et continuera de me le rendre de telle façon que nous ne manquions jamais de rien. Dès lors, on peut encore bien me mentir ou me cacher tout ce que l’on veut : je n’ai plus rien à gagner ni à perdre des éventuelles manigances du monde. Tout ce qui m’importe, c’est que l’on me fiche une paix royale et que l’on me laisse passer mon temps à me distraire, à m’amuser et à faire du sport de manière que je puisse poursuivre en bonne santé, ce qu’il me reste de vie.

« Sérieusement, tu me verrais recommencer à m’échiner à entamer de nouvelles recherches dans la base de Dulce, à cinquante mètres sous terre alors qu’ici, je peux lire, te parler ou regarder des films en plein air sur mes lunettes stéréoscopiques ?

« Quand je pense que j’ai risqué ma peau afin de tenter de découvrir des vérités dont l’univers tout entier s’est soucié comme d’une guigne, et que pour toute récompense, on me gratifia d’une peine d’intérêt général dans les écuries de la Force Conjointe, je n’ai que deux mots à la bouche : non merci. »

Elle hausse les épaules.

– Je l’avais dit à ma mère avant de t’épouser », fait-elle, une grimace amère à la bouche. « Ce qui m’emmerde vraiment chez lui c’est qu’il est pantouflard.

Pantouflard, moi ! Alors que durant la Terreur, j’ai mené des actions héroïques contre des fanatiques qui voulaient empoisonner les réservoirs de châteaux d’eau ou qui avaient pour plan de faire sauter des barrages au mépris de la vie de ceux qui vivaient en contrebas… Bon, d’accord, il y a cent ans d’ici, mais malgré tout.

Pour le surplus, il n’y a que quelques mois que je me suis fait fort d’annihiler l’horrible massacre déclenché par des spaçoïdes dévoyés. Je le lui fais remarquer.

– Ce n’était pas toi, c’était ton clone », ricane-t-elle. « Mon enculé de mari. »

– Ah oui ? Et c’était lui aussi, qui a eu le cran de détruire ces…

– Ta gueule Sylvain ! », réagit-elle violemment. « Je n’y étais pas mais ta femme m’a tout expliqué, du temps où elle était encore ta femme. Et ce n’est pas le genre d’info à raconter à n’importe qui », martèle-t-elle en faisant tourner sa main autour de son oreille pour me rappeler l’existence du système de sonorisation.

Il vaut mieux que je me taise, en effet : personne ne doit savoir comment j’ai sauvé toute une partie de la communauté vivant sur Kepler 452b, or le toubib ne rate aucune de nos discussions un peu animées.

« Pour couronner le tout, il ne s’est rien passé, en définitive », conclut-elle, l’index sur la bouche. « Encore une chance : si tu as vécu tes cent vingt heures de travaux d’intérêt général comme un aimable dérivatif, pour ma part je me suis retrouvée seule alors que je venais à peine de débarquer sur la Terre. Et je n’ai pas vécu ce moment comme une période enchanteresse, par ta faute. »

Je soupire. Pourquoi les femmes de ma vie – Noëlle et son clone, qui est désormais ma compagne – éprouvent-elle toujours le besoin de me faire porter le chapeau pour tout ?

– Explique-moi ce qui te pousse à ne pas croire à cette histoire de datacenter sur la Lune », lui demandé-je, soucieux de replacer notre conversation dans un contexte moins inconfortable.

– Cinquante mille milliards d’euros pour des vulgaires mémoires statiques destinées à stocker des articles de presse, des photos d’idiots et des séries interminables de “Lol, mdr, excellent”… Faut pas me prendre pour une conne.

« Je suis sûre qu’ils sont partis afin de mettre en place une structure qui récupérera de l’hélium 3. »

– Mais non, enfin, chérie », la détrompé-je. « Si c’était pour ce genre de mission scientifique, le Gouvernement Mondial n’aurait pas envoyé sur la Lune… »

– Une barbouze patentée et la bonne à tout faire d’une boite de mercenaires, oui, je l’admets », convient-elle à regret. « On se serait plutôt adressé à quelqu’un comme toi. »

Autant dire que ces clampins de politiciens auraient été de la revue : en dépit du climat, disons… perfectible de la Flandre, je suis très content d’être revenu sur Terre et je ne compte pas repartir dans un avenir proche. Ni même lointain ! Et surtout pas sur la Lune pour respirer de l’air en conserve et devoir faire attention à toutes sortes de règlements pointilleux. En attendant, on approche le moment marrant où Oddjob écrase une balle de golf entre ses doigts avant de démarrer la voiture… dans laquelle la réalisation a oublié d’assoir Goldfinger.

«  Je veux bien croire tout ce qu’on dit à propos de ce machin, que c’est soi-disant vital et primordial et tout ce qu’on veut. Mais cinquante billards pour ça, Sylvain, c’est un peu exagéré. »

– Billions, chérie.

– Qu’est-ce que tu peux être chipoteur ! », s’emporte-t-elle avant de se radoucir brusquement. « Soit, je vois que je t’emmerde avec mes remarques. Repais-toi à l’aise des conneries de James Bond, je garderai mes réflexions pour moi désormais. »

Je manque lui dire qu’elle ne m’ennuie pas le moins du monde, mais heureusement, je me retiens au dernier moment : elle devine toujours très vite quand je mens. Il n’empêche que je me vois bien l’obligation de reconnaitre qu’elle n’a pas tort quand elle souligne la faiblesse du prétexte invoqué par Marie-Béatrice et Mahieux par rapport au montant qui est effectivement encerclé en rouge sur les documents que Noëlle a réussi à photographier. Je ne sais pas qui a eu l’idée de ce datacenter universel. Ce que je sais en revanche, c’est qu’en dépit de tout ce que l’on a fait pour réduire la consommation de ces ensembles de machines, le stockage de quantités complètement folles de données, est gourmand en ressources.


Conférence

– En résumé, ainsi que je vous l’ai détaillé tout au long de mon exposé, la vie sur la Lune est très consommatrice d’énergie, ce qui explique notre comportement extrêmement prudent dans ce domaine, que je n’hésite pas à qualifier d’exagérément sensible au sein de la population, surtout humaine… quoique.

Apparemment très fier de son laïus, il ne recule pas devant un petit ricanement d’un ridicule achevé sans pour autant déclencher l’ombre d’un frémissement de sourcil dans la salle.

« Ainsi que vous le comprendrez aisément, cela justifie les précautions dont nous souhaitons nous entourer lorsqu’un projet d’implantation nous est soumis.

Affublé d’un deux pièces gris sombre d’une coupe antédiluvienne, porté sur une chemise blanchâtre dont les pointes de col s’effilochent de part et d’autre d’une cravate bordeaux d’une banalité à faire peur et au nœud luisant, l’orateur a le don d’exaspérer son auditoire – ou de l’anesthésier, c’est selon. Il a entamé son speech d’une voix monocorde qui ne laissait rien augurer de bon au commandant Mahieux. Ne fût-ce que par politesse, celui-ci aurait aimé faire bonne figure pour sa première apparition officielle sur la Lune, mais en fait, tout au long de l’accablant défilé de chiffres qu’il vient de subir, il a tiré une tête épouvantable. Cela continue, d’ailleurs : non seulement les hamburgers qu’il a bien été obligé d’avaler, lui ont mis le système digestif à mal et il est aux prises avec des coliques venteuses qu’il a toutes les peines du monde à maitriser, mais de plus, cela fait déjà près d’une heure que ce raseur l’assomme avec son babillage pesant sur la situation énergétique de sa saloperie de planète riquiqui.

« Notre attention se focalise ainsi tout particulièrement sur l’accueil de nouveaux habitants humains, en vérité », se fend l’autre d’un nouveau grincement qui se voudrait humoristique et qui a le don d’horripiler le commandant. « Nous avons édicté à leur intention, une série de règles contraignantes telles que l’interdiction des lave-linges individuels, des appareils de cuisine ou des drones domestiques, mais il n’en reste pas moins que l’obligation de refroidir fortement la bulle en journée pour la réchauffer de nuit, nous oblige à rester extraordinairement attentifs. Car en dépit des solutions de stockage thermique que nous avons déployées, avec des variations quotidiennes de l’ordre de quatre cents degrés Celsius autour du zéro, vous comprenez bien que… »

Mahieux comprend parfaitement. Il jette un coup d’œil irrité sur la plaquette dorée placée devant le fâcheux. Il comprend surtout que ce Théodule Moon2193, CEO de Moon Power Plants Corporation, le prend pour un crétin congénital à qui il faut répéter dix fois les mêmes poncifs avant qu’il ne les assimile. Rien d’étonnant en vérité, se dit-il : ce bonze sélénite pétri d’autosatisfaction et suintant le mépris du genre humain, a un look conforme à ce qu’il est. À savoir, un androïde 5.0 ayant supporté vaille que vaille une série d’upgrades successifs alors qu’un reconditionnement de ses composants aurait été plus approprié. De quoi jalouser évidemment, la prestance dont se targue habituellement le commandant – il arrive à toute règle de devoir endurer une exception, et c’est hélas le cas aujourd’hui.

– Concrètement ? », l’interrompt-il non sans une certaine hargne, tout en remuant sur sa chaise, à la recherche d’une position lui permettant de dominer au mieux les mouvements ondulatoires inquiétants qui lui agitent les intestins.

Le visage du directeur de MPP renvoie fugitivement la pression à laquelle la question brutale du commandant soumet les processeurs obsolètes dont il est pourvu.

– Concrètement », répète-t-il après un moment de silence reflétant la lenteur avec laquelle il a pu réagir, « nous avons déployé un plan qui nous permettra de réduire notre dépendance au photovoltaïque – je vous ai expliqué il y a une demi-heure combien les cycles lunaires nuisent à son rendement – grâce au projet de deux centrales géothermiques à bâtir dans la Mer de l’Ingénuité d’ici à 2210. »

Mahieux réprime un ricanement : nous avons déployé un plan… La bonne blague !

– Cela se trouve sur la face cachée », s’inquiète Marie-Béatrice.

– En effet. Cette localisation nous permettra de limiter les coûts de forage car c’est là que le manteau de magma cristallisé est le plus fin. Certains pensent que c’est suite aux bombardements solaires sur cette face non-protégée de notre planète, tandis que pour d’autres, c’est l’attraction terrestre qui est responsable de la plus grande épaisseur de la croûte du côté appelé “apparent”. Mais quoi qu’il en soit, les observations réalisées nous ont conduits à prendre une décision irrévocable : c’est de là que nous pourrons placer à moindres frais, notre chère Lune sur la voie d’un futur économique radieux.

Une brûlure horrible fait gargouiller le ventre de Mahieux. Il tousserait volontiers afin de dissimuler les borborygmes sonores engendrés par cette ridicule réaction physiologique mais la crainte de dépasser la limite de résistance de ses sphincters le pousse à se contenter d’un raclement de gorge qu’il trouve lui-même miteux. S’il s’oblige à se montrer courtois, Dieu seul sait combien cela lui coûte. D’autant plus que c’est sur le conseil de la Division Technique du SCRED qu’il a avalé l’Empathan qui lui enflamme les entrailles. Pour ne pas avoir à faire semblant.

– Nous apprécions beaucoup que vous ayez consacré un temps que nous devinons précieux à nous éclairer à propos de vos problèmes énergétiques et des solutions que vous entendez mettre en place en vue de les résoudre », se force-t-il à prendre la parole. « Mais ce que nous voudrions surtout savoir, c’est si vous serez en mesure de faire face à la consommation électrique supplémentaire que présuppose le fonctionnement d’un datacenter universel. »

– C’est-à-dire ? », intervient Hipparque Moon2197, directeur de Tranquility Software Resources Inc.

Mahieux le sait très proche de Stobordima Research, société avec laquelle il a développé la plupart des ajouts logiciels pour androïde, regroupés sous le vocable de “Service Packs”. Dès lors, il se méfie de lui comme de la peste, le sachant inévitablement lié à Miléthika. Il n’en apprécie pas moins le ton direct de la question, de la même manière qu’il sait gré à Marie-Béatrice d’y répondre à sa place.

– Eh bien, comptons quarante mille mégawatts annuels pour le fonctionnement d’un site dédié où la température doit osciller au maximum entre -20 et +35 degrés, et qu’il conviendra de protéger très soigneusement de toute incursion non planifiée…

– Celsius ? », l’interrompt le vieil androïde.

– Cela va de soi ! », s’emporte Mahieux en étouffant une fois de plus, une envie phénoménale de tordre le cou à cette vieille baderne.

– En tenant compte des besoins des terminaux du réseau télépathique et d’une marge de sécurité, tablons sur une soixantaine de gigawatts en tout », termine la vice-présidente de Miléthika

– C’est plus de cinquante pour cent de la production électrique de notre site du Lac de la Persévérance », déplore l’autre, une moue d’accablement sur le visage.

– Eh bien, persévérez donc ! », décrète Mahieux, à bout de patience, tant vis-à-vis de ses interlocuteurs que par rapport à ses propres tracasseries internes. « Prévoyez d’augmenter votre production jusqu’à arriver à un surplus suffisant pour rencontrer les besoins exprimés par madame Niamey2202 ici présente.

« Préparez-nous un budget détaillé dans cette optique et revoyons-nous cet après-midi pour en discuter, que je ne sois pas venu ici pour rien », se lève-t-il précautionneusement, raide comme un mât d’éolienne. « Venez, Marie-Béatrice, laissons nos amis travailler. D’autant plus que nous aussi, nous avons à faire. »

– Cet après-midi ? », se hérisse Théodule.

– Oui, cet après-midi », tonne le commandant. « Vu le plan d’utilisation de la géothermie que vous avez déployé, pour reprendre vos mots, cela ne devrait pas vous demander un effort surhumain… si j’ose dire », ajoute-t-il avec une bonne dose de mépris.

Marie-Béatrice ne situe pas exactement ce qu’elle a « à faire ». Ni d’où lui vient cette agressivité subite, mais elle jugerait le moment mal choisi pour lui poser des questions : elle a détecté que Mahieux est aux prises avec un souci d’ordre personnel. Elle soupçonne que les deux phénomènes sont liés.

– Tout va bien, commandant ? », s’enquiert-elle une fois qu’ils ont quitté la salle de conférence où on les a reçus.

– Tout va très bien », bougonne-t-il. « Je vous remercie de m’avoir le plus possible épargné dans vos interventions, les milliampères, les méga-volts, les térawatts et toutes ce jargon qui pour moi, ressort du sanskrit médiéval.

Il lui jette un regard furieux : un robot, comme les autres, qui ne mérite d’être traitée que pour ce qu’elle est.

« En revanche, trouvez-moi une chiotte et au plus tôt, sinon je baisse mon froc au beau milieu de ce couloir et, toute membre du board de Miléthika que vous soyez, vous vous taperez une sérieuse séance de nettoyage si vous voulez que continuions à faire figure honorable. »

– Au fond de ce couloir », lui indique Marie-Béatrice en se référant au plan de la base lunaire qu’elle s’est dressé en urgence. « À droite, puis à gauche et encore à gauche.

« Que feriez-vous dans les androïdes, n’est-ce pas ? », s’amuse-t-elle encore à lui lancer tandis qu’il se hâte de suivre l’itinéraire indiqué en marmonnant un chapelet de jurons indistincts.

ù

– Je ne sais pas si je dois vous répondre », lâche-t-il comme à regrets.

– Qu’est-ce qu’il t’arrive ? N’avons-nous pas suffisamment rigolé des tics et travers de mon mari du temps où nous nous voyions tous les jours ?

– Ce n’était pas moi, Noëlle. C’était mon clone.

– Ton clone et toi, c’est pareil. Admettons que pour les humains on puisse encore discuter, mais pas pour des gens comme vous.

– Nous sommes identiques », lui concède-t-il. « Cela ne signifie toutefois pas qu’il est moi et que je suis lui ».

– Fous-moi la paix avec tes pinaillages à deux balles. Et réponds-moi, sinon je te promets que ton beau contrat avec Stobordima Research, tu pourras te le foutre au cul !

– Il faudrait encore que j’en aie un », remarque-t-il finement.

– Tu as un contrat ! », tranche-t-elle, péremptoire. « Peut-être me prends-tu pour une idiote, mais je te rappelle que je suis la femme de Sylvain. »

– Ce n’est pas de cela que je parlais.

ù

Les Alpes ! Parcourir ces paysages magnifiques dans une Aston Martin DB5 délicieusement vintage et faire la rencontre d’une jeune femme aussi superbe que retorse pilotant une Ford Mustang décapotable… Admettons que pour une personne normale, les circonstances ne se prêteraient guère au marivaudage, mais malgré cela, les années soixante du XXème siècle étaient décidément merveilleuses. Du moment que l’on avait beaucoup d’argent, évidemment, ou que comme James, on pouvait allègrement profiter des largesses d’une organisation gouvernementale pas trop regardante.

– Ils sont vraiment allés là-bas pour négocier en vue de l’implantation d’un datacenter.

– Bien », approuvé-je les dires de ma chère Noëlle.

Grâce à une espèce de système rudimentaire de localisation – je me souviens de ces vieilleries qui fonctionnaient par radio, de même que des GPS qui leur ont succédé et qui au départ, n’étaient efficaces qu’à l’air libre (rendez-vous compte !) –, James a pu s’apercevoir que Goldfinger s’est arrêté dans l’évitement d’un virage afin de s’offrir une sorte de collation.

– Tu ne me demandes pas comme j’ai pu le savoir ? », me demande-t-elle sur un ton que je trouve un peu sec après quelques instants de silence.

James s’avance sur le bord de la falaise afin de l’observer.

– Euh… Si, bien sûr, chérie. Comment peux-tu être si sûre de ce que tu avances ?

Ce qu’il ne soupçonne pas, c’est que d’un endroit plus élevé, Tilly va essayer de tuer Goldfinger au moyen d’un fusil à lunette.

– Parce que je le sais, c’est tout », me renvoie-t-elle sèchement, non sans marmonner un « Putain, quel con » qui m’interpelle d’autant plus que je ne parviens pas à discerner à qui il s’adresse.

Quelle gourde ! Au lieu de frapper le gros salopard, son tir ricoche au pied de James.

« J’ai contacté ton pote Hipparque », finit-elle par me révéler après un moment de silence réprobateur.

Évidemment, si elle avait été un peu plus adroite, cela aurait causé des soucis à bien du monde car une vingtaine de minutes c’est un peu court pour un James Bond.

– Celui de Tranquility Software ?

– Évidemment. Pas celui qui bosse sur Kepler avec Silverstone. Tu le fais exprès pour me faire enrager, Sylvain ?

Osons se l’avouer, crever deux pneus de la Ford Mustang au moyen du dispositif vraiment très agressif imaginé par Q, est un peu salaud. D’ailleurs Tilly parait bien soupçonneuse.

– Mais non, pas du tout, ma douceur. Simplement, je suis si surpris que tu l’aies appelé que je…

– Que tu en deviens chaque jour un peu plus benêt », conclut-elle. « J’aimerais pouvoir dire que tu régresses, mais ce mot me paraitrait d’une faiblesse grotesque en regard de ce que tu me fais endurer, mon pauvre Sylvain.

« Bref, il m’a confirmé ce que Marie-Béatrice nous avait confié. Ils ont eu droit à un exposé sur les besoins critiques en énergie sur la Lune, puis ils ont expliqué ce qu’il fallait prévoir pour l’implantation de leur machin, avant de devoir interrompre provisoirement la discussion à la suite d’un problème de santé de Mahieux. »

Je tique. Je mets une nouvelle fois Goldfinger en pause avant d’adresser un regard interrogateur à Noëlle, par dessus les lunettes qui me servent à regarder James faire son avantageux devant Tilly Masterson – il ne sait pas encore que c’est la sœur de Jill, que Goldfinger a fait assassiner en la recouvrant de peinture dorée.

– Un problème de santé ? », m’étonné-je.

– J’ai mal articulé ou quoi ?

– Mais lequel ?

Franchement, je déteste Mahieux et son SCRED. Il n’a vraiment que des défauts : il est cupide, arrogant, pédant, méprisant envers mes chers androïdes et il règne sans partage sur un organisme aux contours nébuleux, aux buts toujours différents de ce qu’ils devraient être. De plus, il n’a aucun scrupule : realpolitik et raison d’État sont ses deux seules manières de penser et d’agir. Toutefois, on sait au moins à qui on a à faire : rien ne dit que s’il venait à mourir, son remplaçant ne serait pas encore pis.

– Il ne me l’a pas précisé. Je contacterais volontiers Marie-Béatrice mais je crains qu’elle ne me demande comment j’ai pu savoir que Mahieux allait mal.

Je hoche la tête.

– Qu’elle te pose ce type de question ne serait même pas une éventualité. Ce serait une certitude.

Elle laisse planer quelques instants de silence qui font naitre en moi l’espoir que je puisse bientôt regarder la suite du film : on s’achemine vers une poursuite en voiture particulièrement gratinée au sein-même de la fonderie de Goldfinger. Je n’ai pas encore pris une décision définitive à ce propos, mais j’hésite à regarder la suite, qui est beaucoup plus faible : l’intervention de Pussy Galore et de sa patrouille acrobatique revêt toutes les apparences de la digression la plus dispensable – un peu comme si un producteur avait décidé de confier un rôle à sa petite copine sans s’être même préoccupé de lire le script.

– Tu n’en toucherais pas un mot à Zach afin de lui demander d’interroger Marie-Béatrice sous un prétexte quelconque ?

Étant entendu que la copine en question aurait tout juste obtenu son brevet de pilote et qu’elle aurait émis l’exigence absolue que le monde entier soit mis au courant.

Bon sang, mais qu’est-ce que Noëlle me demande encore ? Zacharie Schmidt-O’Toole, m’enfin quand même… Aller rameuter le grand patron de Miléthika afin de savoir pourquoi Mahieux a brutalement interrompu une réunion sur la Lune ! Alors que si ça tombe, il avait seulement une de ses chaussures qui le serrait trop : il suffit parfois de se retrouver quelques instants soumis à une gravité moindre pour se mettre à enfler, ainsi que j’en ai fait l’expérience sur Kepler il n’y a pas si longtemps – les élastiques de deux de mes boxers n’avaient pas résisté, dont un auquel je tenais beaucoup, avec Tom et Jerry imprimés dessus.

« Chéri ? Tu me réponds ? »

Par contre, je ne me souviens plus du motif qui ornait l’autre. Ce n’était pas celui qui figurait les taches noires sur le pelage d’une vache, ni l’autre, avec le S de Superman…

« Chéri ! », frappe-t-elle soudain le sol du pied.

– Oui mon amour », sursauté-je. « Ah, euh… Appeler Zacharie ? Tu crois ? »

Elle pousse un profond soupir, indicateur de sa déception.

– Putain, qu’est-ce que tu me fais chier, Sylvain », crache-t-elle avant de se diriger vers l’autre bout de la terrasse, où se trouve le vieux rocking-chair de ses bouderies. « Je te préférais encore quand tu travaillais », enrage-t-elle. « Tu étais tout aussi naze mais au moins on savait pourquoi. »

– Calmez-vous, Noëlle », retentit la voix du toubib. « Vous vous faites du mal pour bien peu de choses. »

– Est-ce que je t’ai sonné, gros malin ? », lui répond-elle, visiblement en proie à un intense découragement, en se laissant tomber dans son fauteuil à bascule – lequel a bien de la chance, trouvé-je, encore qu’il n’en demandât probablement pas tant.

ù

Cela fait bien un quart d’heure que Marie-Béatrice poireaute dans le couloir, face à une porte décorée des pictogrammes bien connus figurant les sanitaires. Elle s’est repassé les images de la conférence, en accéléré mais en se focalisant principalement sur les attitudes des participants : le langage corporel en dit souvent plus que les paroles dans le monde hypocrite des affaires. Elle a ainsi noté les réticences de Théodule, mais un certain enthousiasme de la part d’Hipparque, cependant que Zénobe Moon2202, représentant du Gouvernement Sélénite, semblait peu concerné, et que Zéphyrienne Mac Bain, une humaine, déléguée du Comité de Vigilance Écologique Universel jouait distraitement avec un crayon Ticonderoga numéro deux, posé sur une feuille de papier recyclé – sauf quand il fut question de la méthode préconisée en vue de la réaffectation des mémoires après péremption, moment où elle prit fiévreusement une série de notes.

Elle s’apprête à revoir l’entièreté de la vidéo en se concentrant sur le comportement de Mahieux, afin d’essayer de déterminer de quel mal il souffre, quand, face à elle, le vantail s’ouvre soudainement sur un individu porteur d’une combinaison verte. Elle éprouve d’emblée le sentiment qu’il est humain, alors que toutefois, son système interne d’identification le désigne comme un androïde. Perturbée, elle le suit des yeux alors qu’il emprunte d’un pas décidé, le long corridor en direction des jardins situés à la périphérie de la bulle. Dans son dos, les mots « Blue Planet Rescue » se détachent en bleu marine sur un placard blanc.

Elle connait vaguement cette petite société. Elle sait qu’elle mène des recherches depuis un laboratoire lunaire, afin de récupérer toute une série de composants chimiques dans les gaz à effet de serre qui ont modifié le climat terrestre. Et qu’à l’aide des profits réalisés en revendant ces produits, elle forme le projet de lancer des nuées de nano-robots à l’assaut de la couche d’ozone afin de réparer les dégâts que lui ont fait subir les chlorofluorocarbones employés un temps sur Terre comme gaz pulseurs des aérosols.

Pour tout dire, elle ne parvient pas à trouver comment il se fait qu’elle n’ait pas vu ce type entrer dans les sanitaires, alors qu’elle l’en a vu sortir. Une onde d’inquiétude la parcourt : cet humain, qui semble surgi de nulle part avec son identification androïde, ne lui dit rien qui vaille. En plus, elle a l’impression de l’avoir déjà vu… Ce qui est impossible car son archive s’en souviendrait. Elle s’efforce d’écarter une série de paramètres qui vont tous dans le même sens, et dont d’ailleurs, la compilation défierait l’imagination qu’elle n’est pas supposée avoir en tant que machine. Pourtant, même la démarche de cette silhouette qui s’éloigne, met en émoi les processeurs cadencés à 900 exaherz de son cerveau. Rageuse, elle les somme de cesser de se focaliser sur ces inepties : il est hors de question pour elle, de se laisser envahir par des sentiments aussi neufs que peu agréables, qu’elle a identifiés instantanément sous le nom général de désarroi.

Brusquement, tout change en elle. Alertés par l’étrangeté de la situation, les logiciels formant le cœur des fonctionnalités militaires de son Service Pack 4 ont pris le pas sur les autres. Elle n’éprouve certes aucune crainte pour lui, mais elle juge le moment opportun pour se dresser d’un bond et se ruer sur la porte qui lui fait face.

– Commandant ?


Dissimulation

– Qu’est-ce qu’il vous arrive ? », s’étonne-t-il tout en s’agitant les doigts sous le souffle d’un sèche-mains.

– Je… J’étais inquiète.

– Inquiète ? Je conçois parfaitement qu’un robot ait du mal à se rendre compte de ce qu’est une diarrhée et de ce qu’il s’agit d’une chose pénible à supporter pour un humain… Mais voyons, mon petit », se fait-il goguenard. « Voici donc que vous vous faite du souci pour moi ? »

Marie-Béatrice se représente ce qu’ont dû ressentir ses lointains ancêtres 4.0 et 5.0 quand ils furent la proie d’attaques en règle de virus informatiques : ce grand dadais égocentrique s’imagine qu’elle est tombée amoureuse de lui et elle découvre qu’il ne lui déplairait pas de lui faire faire des choses contraires à ses principes fondateurs. Pour lui enlever ça de la tête sans le vexer ni s’en faire un ennemi, elle devra la jouer fine, pour le moins.

– C’est quand j’ai aperçu ce type bizarre sortir d’ici que je me suis demandé s’il ne vous était rien arrivé », se défend-elle.

– Un type bizarre ? », rit-il de plus belle. « Pour ma part, je n’ai vu personne. Remarquez pour votre gouverne, que je n’ai pas l’habitude de me vider les tripes en compagnie. »

Elle se dit que quelque chose ne colle pas dans le déroulement supposé des faits : Mahieux vient de se laver les mains, ce qui lui a pris au minimum une trentaine de secondes. Or c’est ce délai qui s’est écoulé depuis que l’homme-androïde en combinaison verte est sorti des sanitaires. Il aurait fallu que le ballet à la Feydeau[11] soit réglé à la milliseconde pour qu’ils ne se rencontrent pas.

– Vous êtes sûr ? », insiste-t-elle. « Un grand type revêtu de la combinaison protectrice verte de Blue Planet Rescue ? »

– Je dois vous avouer que je n’ai pas fait trop attention à une quelconque présence. Un de ces écologistes de merde, dites-vous ?

– Et qui ressemblait à Sylvain jeune », passe-t-elle outre sa remarque – elle n’a jamais réussi à trouver une logique quelconque à la haine féroce que certains humains vouent à l’adresse des défenseurs de l’environnement alors qu’ils sont eux-mêmes tellement dépendants de nourriture saine, d’eau potable et d’air respirable.

– Sylvain Stobordima en salopette ? », la chambre-t-il en s’approchant d’elle, l’air avantageux. « Franchement, ma chère, je me souviendrais d’un tel tableau. »

Elle prend la décision de se repasser la scène dès qu’elle en aura l’occasion, ne serait-ce que pour se fixer les idées.

– Bref », fait-elle comme si tout cela n’avait aucune importance. « Vous allez mieux ? »

– Indiscutablement », lui renvoie-t-il, en tiquant à propos du pas en arrière qu’elle vient de faire. « Mais sachez que je n’aspire qu’à une chose : retourner sur Terre au plus vite. Car il est exclu que j’avale encore le moindre millimètre carré de la saloperie de malbouffe que l’on sert en ces lieux délaissés par la civilisation. »

– Cube », le corrige-t-elle sur un ton négligent.

– Plait-il ?

– Non, rien, commandant.

– Il me semblait bien », approuve-t-il sèchement en lui lançant un regard noir. « Vous irez seule à la réunion de cet après-midi. Vous disposez de tous les éléments nécessaires et de toute manière, il ne sera plus question que de pognon et de matériel à amener ici. C’est-à-dire, d’une part, le montant de ce qu’il faudra investir et qui me concerne, et de l’autre, la logistique que devra prévoir Miléthika. »

Marie-Béatrice le dévisage avec surprise.

– Et s’ils posent des conditions supplémentaires ou pis, s’ils refusent ?

– Ces dégénérés ne sont pas en mesure de nous dire non. Ils sont nuls mais malgré cela, ils ont eux-mêmes constaté qu’ils couraient à la catastrophe s’ils ne prenaient pas l’initiative de se créer de nouvelles sources d’énergie. Quant aux conditions supplémentaires que vous évoquez, je me suis laissé dire que vous disposez d’une expérience suffisante pour leur expliquer où ils peuvent se les foutre.

Elle n’est pas du tout convaincue par ce qu’il vient de lui dire. Au contraire, elle le suspecte d’avoir en tête des plans inavouables pour les quelques heures à venir, et cela ne la rassure pas.

« Pour ma part, j’entends faire un petit somme », lui dit-il, comme s’il avait pu lire dans ses pensées. « Tous les salamalecs de ce matin m’ont éreinté, sans encore parler du décalage horaire et de la guerre qui faisait rage dans ma tripaille. Bon amusement, madame Niamey2202. »

Elle le regarde s’éloigner en direction des grands casiers faisant office de chambres que l’on leur a assignés d’autorité à leur arrivée. Soulagée mais perplexe, à tout le moins.

ù

J’ai arrêté au moment où les avions de la patrouille acrobatique de Pussy Galore atterrissent. Ils sont supposés être pilotés par une escouade de jolies filles, mais dans l’un d’aux, on aperçoit distinctement aux commandes, un mec coiffé d’un stetson. Ça sent le bâclage et j’ai horreur de ça. Si j’avais dû me montrer aussi inattentif et vite content de moi quand j’ai bâti mes androïdes, je m’en serais pris plein la figure. Les gens sont étranges : Goldfinger a remporté un succès époustouflant alors qu’il ne vaut que par son début, tandis que certains se sont claqué les cuisses de rire quand j’ai présenté mon premier androïde à la presse. Admettons qu’il n’était pas parfait – d’ailleurs, je me suis dépêché de corriger certaines imperfections comme le fait qu’il pleurait au lieu de rire et vice-versa (une simple inversion dans le paramétrage d’un logiciel, due au stress qui m’habitait en abordant la dernière ligne droite) – mais malgré tout, l’avancée technologique était significative, bon sang !

Eh bien, on s’est moqué de moi, comme de mes robots révolutionnaires. J’ai encore en tête la une d’Intergalactic News, qui hurlait à la tentative d’escroquerie.

C’est à peine si j’osais sortir de chez moi. Je me faisais passer pour mon domestique, allant jusqu’à porter une perruque et des lunettes aux verres fumés pour recevoir les livreurs de Cosmic Food ou ceux d’Universal Pizzas­ – tant pis pour les nostalgiques, rappelons que cette société n’existe plus. Elle a été absorbée par Creative Beverages, ceux qui fabriquent le Störzl 2.0 “Moins tu l’évites, plus tu lévites”, que tout le monde affecte de mépriser tout en en buvant à tire-larigot, de même que le Grøßnìq “Plus t’en bois, plus ça y va”, supposé venir à point à des moments bien précis de l’existence. Sans encore compter le Versoôoh “Tu le renverses et t’es beau” leur nouveau drink aux nanotechs qu’on peut boire des deux côtés de la canette : alcoolisé ou non.

– Pourquoi tu lèves les yeux au ciel alors que je n’ai encore rien dit ? », me demande Noëlle.

Je déglutis, peu enclin à tenter de lui expliquer que j’étais perdu dans mes pensées alors que justement, c’est ce qu’elle me reproche le plus.

« Toujours est-il que leur retour est retardé », finit-elle par lâcher devant mon absence prudente de réaction.

Déçu du peu de succès remporté mais rageur, je résolus de frapper un grand coup quand la version 3.0 fut au point : j’étais sûr de moi et de la qualité de ce que j’avais construit. Je me suis acoquiné avec le patron d’une petite compagnie de taxis et on a mis deux androïdes au volant.

« Je te dis que leur retour est retardé ! », insiste-t-elle.

– Qui donc, chérie ?

On les a d’abord fait rouler de nuit. On ose prendre des risques mais on n’est pas téméraire non plus : on n’avait pas envie qu’un client s’aperçoive trop facilement de la supercherie.

– Marie-Béatrice et Mahieux, évidemment.

– Ah ? Fort bien.

Je craignais que ce ne soit l’un ou l’autre de mes enfants. Je ne sais ni où ni pourquoi ils seraient partis, mais les jeunes sont souvent imprévisibles.

– C’est tout ce que tu trouves à dire ?

Je considère encore et toujours mes enfants comme des jeunes, bien que j’en sourie moi-même : ils ont tous plus de deux cents ans. On peut donc affirmer sans aucune crainte de se tromper, que l’impulsivité de la jeunesse ne fait plus partie de leurs défauts.

Je la fixe, perplexe

« Bon sang, que tu peux parfois avoir l’air ahuri ! », réagit-elle. « Tu ne me demandes pas pour quelle raison ? »

– Euh… Si, bien sûr, mon amour », tressaillé-je.

Pour tout dire, je suis un peu embarrassé.

« Qu’est-ce qui peut bien être la cause d’un tel désagrément ? », réussissé-je malgré tout à articuler en espérant n’avoir pas loupé un épisode. « Une nouvelle manifestation contre la Junte militaire ? »

– Une société qui lance un engin expérimental destiné à nettoyer la mésosphère », hausse-t-elle les épaules. « Un truc appelé “Carbon Guzzler”, parait-il. Ils ont interrompu le fonctionnement de Telepath.net afin d’éviter toute possibilité d’interférence.

J’aurais dû m’y attendre. Les débuts furent difficiles : heureusement, on n’a connu aucun accrochage, mais suite à un problème causé par un mauvais contact, un des robots a fait tout un trajet en marche arrière. Mon ami a été obligé de faire preuve de beaucoup de doigté pour que le passager embarqué n’épanche pas sa colère sur les réseaux sociaux : tels qu’ils existaient en ce temps, c’était encore bénin, mais malgré tout, on pouvait se passer de ce genre de publicité.

« D’après ce qu’ils disent, la situation est devenue critique là haut. Ils veulent récupérer le carbone du CO2 pour empêcher la haute atmosphère de continuer de refroidir et ainsi préserver la couche d’ozone. Ils ont en plus dans l’idée de le revendre aux Sélénites.

Elle pousse un long soupir d’incompréhension.

« On se demande bien ce que ces attardés vont faire de ces crasses.

Cela m’a coûté cher aussi : le client en question rêvait d’une propriété dans le sud-ouest de la France. Pour le faire taire, j’ai été obligé de lui proposer de participer gracieusement à son investissement. Il n’a pas dit non, bien entendu. Il aurait dû : trois ans plus tard, une digue a cédé et son domaine s’est retrouvé sous eau après une forte tempête atlantique.

« Sylvain, tu m’écoutes ? »

Il est désormais catalogué comme terre submersible et fait partie des Marais, la pénultième catégorie du plan des sols terrestres avant les fonds marins. Autant dire qu’il ne vaut plus rien : bien mal acquis ne profite jamais.

– Euh… Bien sûr, chérie !

– Ah ouais ? Et qu’est-ce que je viens de dire ?

Une onde désagréable me parcourt et me couvre la lèvre supérieure de transpiration.

– Euh, “Sylvain, tu m’écoutes” », tenté-je pauvrement.

– Non, avant ça !

– Je…

– Bref, tu ne m’écoutes pas ! », s’emporte-t-elle sans attendre que j’aie fini ma phrase – ce en quoi elle ne perd pas grand-chose, admettons-le.

Je consens un effort de mémoire surhumain. Soudain jaillit la lumière !

– Mais si chérie, tu as dit “ces crasses”.

Du diable si je sais encore à quoi cela se rapportait, mais en tout état de cause, elle semble se calmer.

– Huhuh », approuve-t-elle tout en me donnant vaguement l’impression d’être déçue. « Et alors ? Que vont-ils donc bien pouvoir faire de ces saletés ? »

Si je parvenais à me rappeler le contexte, peut-être cela me donnerait-il l’air un peu moins perdu.

– Je n’en sais rien, mon amour », suis-je bien obligé de lui avouer.

– Moi non plus. Dès lors, je me demande bien comment ces navets espèrent s’y prendre pour fourguer ce putain de carbone à ces stupides Sélénites. Ils sont cons, l’entièreté de l’univers est au courant, mais quand même, il y a des limites.

Voilà, ça me revient d’un coup !

– Ah, c’est cela qui t’interpelle », fais-je si sottement que je me dépêche de poursuivre avant de me prendre une nouvelle volée de bois vert sur le mode “Tu vois que j’avais raison : je parle dans le vide”. « Peut-être envisagent-ils de le transformer en carburant pour les départs des engins intersidéraux qui font étape chez eux », me forcé-je à adopter un ton léger. « À moins qu’ils ne pensent à acquérir ces brevets dont on a tant parlé il n’y a pas si longtemps et qui concernent une machine de photosynthèse artificielle qui soulagerait leurs besoins en oxygène. »

Elle balaie ma dernière suggestion d’un geste négligent de la main.

– Bah, ces machines sont comme le monstre du Loch Ness, on en parle de temps en temps mais on ne voit jamais rien. De plus, vu les quotas qu’ils imposent au plan de l’immigration humaine, ils n’ont pas grand-chose à faire d’un surplus d’oxygène.

– Eh bien justement », lui souris-je. « Cela leur permettrait de devenir moins intransigeants à ce propos. »

– Mouais, comme d’habitude, tu as réponse à tout », lève-t-elle les yeux au ciel. « En tout cas, et même s’il y suffisamment d’air pour ne pas que des humains doivent se faire chier à tout moment à vivre à l’économie, qu’ils ne comptent pas sur moi pour aller me perdre dans ce trou. »

Franchement, sur moi non plus : la réputation de l’habitat lunaire est déplorable et je crains bien qu’elle ne soit parfaitement justifiée. Cela ne pose aucun problème aux androïdes évidemment, mais le monde n’est pas peuplé que de robots.

Un de mes voisins, particulièrement féru de voyages, est allé sur la Lune il y a quelques mois. Il en revenu très déçu.

– En dehors des gemmes et d’une vue magnifique sur la terre, il n’y a rien », m’a-t-il confié à son retour en me faisant cadeau d’un très beau péridot.

Je me demande d’ailleurs bien ce que j’en ai fait. J’avais projeté de le faire monter sur une bague afin de l’offrir à Noëlle, mais j’ai abandonné ce projet, je ne sais plus pour quel motif.

 « Quand on parle de paysage lunaire, on ne tape pas à côté », avait-il clôturé son exposé touristique d’un éclat de rire aussi gras que sonore.

– Qu’est-ce que tu marmonnes, Sylvain ?

Si je devais lui avouer que je pense à Omer Simmons, elle me ferait colloquer sur le champ.

– Euh... Rien, chérie.

– Tes lèvres bougent mais tu ne dis rien ? Décidément, mon malheureux ami, tu dépéris de jour en jour. Il vaudrait mieux que tu consultes un psychiatre.

On n’est pas passé loin de ce que j’avais prévu.

« Ou au moins que tu demandes au toubib de te faire passer un check up. »

– Aucun problème en ce qui me concerne », entendons-nous résonner dans le système sonore du domaine. « Je suis à l’entière disposition de Sylvain. Il lui suffit de me contacter : son horaire sera le mien. »

– Ta gueule, vieux raseur », soupire Noëlle, ce en quoi elle fait bien, même si je n’approuve guère le vocabulaire dont elle use.

Je me demande si cette pierre lunaire ne se trouve pas dans une vieille boite à biscuits en fer blanc dans laquelle dorment aussi quelques médailles sportives que j’avais gagnées dans ma folle jeunesse.

ù

Nue, Marie-Béatrice s’étend dans son casier avant d’en verrouiller la fermeture et de pousser l’éclairage à son maximum afin de recharger son super-condensateur. Elle se laisse quelques minutes de réflexion avant de se mettre en veille pour permettre à une série de programmes de bas niveau fonctionnant en arrière-plan, d’archiver et d’indexer les évènements du jour.

Tout s’est déroulé comme Mahieux l’avait prédit : les Sélénites n’ont fait aucune difficulté et lui ont montré les plans élaborés afin de leur permettre de supporter la charge énergétique supplémentaire du datacenter. Même le vieux Théodule s’est montré coopératif : elle soupçonne Hipparque et lui d’avoir eu un échange de vues à l’issue duquel le premier s’est laissé convaincre. Le planning d’implantation approuvé par les scrutateurs de la Junte ainsi que par Zéphyrienne Mac Bain, ils se sont quittés rapidement, les uns parce qu’ils avaient à faire, les autres pour ne pas risquer de retarder leur retour sur Terre – ou ailleurs.

Tout se déroulait donc de façon parfaitement conforme, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’un vol expérimental imprévu allait les forcer à passer quelques heures de plus sur cette petite planète décidément plus belle de loin que de près.

Elle a sourcillé en apprenant que le lancement de l’aspirateur de carbone était le fait de la société Blue Planet Rescue. Intriguée, elle a lancé une recherche et a découvert une toute petite structure terrestre enregistrée à Telluride, une station de ski et de randonnée du Colorado, avec une antenne sur la Lune, Activity Zone IV. Ce qui l’a fait tiquer, c’est que d’une part, le siège de BPR est situé à une centaine de kilomètres à peine de la base de recherche de Miléthika à Dulce dans le nord du Nouveau Mexique, et que de l’autre, sa succursale lunaire est installée à proximité immédiate de Tranquility Software Resources.

Elle trouve suspecte, la double coïncidence géographique. Surtout dans ce monde où les distances ne représentent plus rien : pour une société dirigée par des androïdes, l’antique raisonnement humain privilégiant la proximité ne revêt plus qu’un seul  intérêt : elle permet éventuellement de communiquer en se passant de moyens technologiques. Et donc de s’abriter de tout risque d’indiscrétion.

– Sylvain aurait-il été cachottier à ce point ? », se murmure-t-elle, perturbée.

Elle se rappelle qu’il aimait beaucoup passer du temps à Telluride quand il était stationné à Dulce. « Pour skier et me balader », prétendait-il. Oui, sûrement. Mais peut-être pas seulement. De la même manière qu’elle sait qu’un des androïdes avec lesquels il a le plus de contacts n’est autre qu’Hipparque Moon2197, la tête pensante de TSR : il y a même eu un jour un article diffusé par Intergalactic News suivant lequel Sylvain aurait mené sur Hipparque, une expérience visant à le doter de capacités de réflexion et d’inventivité proches des siennes propres. Interrogé à ce sujet par un journaliste, Sylvain avait haussé les épaules : « Vous ne me voyez quand même pas intenter à cette feuille de chou, son millionième procès », avait-il raillé, sans pour autant rien démentir formellement.

Ses réflexions la ramènent à l’incident de midi. Elle se repasse ce que ses caméras ont enregistré. Elle revoit le visage du technicien de BPR ; elle lui trouve un peu moins de ressemblance avec celui de Sylvain, bien que plusieurs points correspondent : largeur des pommettes, taille du maxillaire, hauteur et dimensions des oreilles… La forme de ces dernières aussi : on feint souvent de l’ignorer mais les oreilles sont différentes chez tous les humains, un peu comme les empreintes digitales. Toutefois, il y quelque chose qui ne colle pas, sans qu’elle parvienne à trouver ce dont il s’agit.

Quoi qu’il en soit, tout cela est tellement invraisemblable qu’elle décide de passer outre afin de se concentrer sur le reste de la vidéo… qui la laisse tout autant sceptique, jusqu’à ce qu’elle décide d’activer les détecteurs de mensonge de son Service Pack 4.

Deux minutes plus tard, sa religion est faite. Mahieux lui a menti quand il a prétendu ne pas avoir vu le technicien de BPR. De plus, elle découvre un important fond de stress dans son premier éclat de rire : non seulement il lui a menti, mais de plus elle est quasiment certaine qu’il connait l’homme en salopette, qu’ils se sont parlé et que la discussion a dû être houleuse.

 


Nuages

– Ah, vous êtes rentrés. C’est vrai, ce qu’on dit ?

– Peut-être. Cela dépend de quoi vous parlez.

– Ne fais pas ta maligne avec moi. Ce n’est pas parce que je n’ai aucune raison de te détester qu’on partira un jour en vacances ensemble.

Un silence s’installe. Lourd. Épais, même.

« Tu as le crâne bien dur, toi, hein ! », finit-elle par le rompre. « Je te demandais seulement si c’est aussi craignos qu’on le prétend. »

– C’est moche, oui », finit-elle par admettre après être à nouveau restée muette plusieurs secondes durant. « Surtout pour les humains. Il y a de nombreuses choses que vous faites sur Terre et qui sont interdites là-bas. »

– Rien de bien étonnant. Avec un gouvernement entièrement composés d’androïdes, il fallait s’attendre à ce qu’on déguste.

« Je ne dis pas ça pour toi », se reprend Noëlle. « Je sais que tu es très dévouée à Sylvain. Et que tu es nécessairement très évoluée : il est le plus souvent complètement à la masse, mais il n’est pas du genre à tolérer une raciste dans ses fréquentations. Reconnais toutefois que parmi tes euh… congénères, il y en a quelques-uns qui ne nous portent pas dans leur cœur. »

– Je l’admets. Croyez bien que cela m’attriste, mais d’un autre côté, certains ont mal vécu le temps où ils étaient esclaves des hommes. Nous n’avons pas tous été bien traités. Ce n’est pas un argument pour moi car le passé est ce qu’il est, or nous œuvrons dans le présent, avec l’avenir en point de mire. Et donc, ensemble.

« Mais dites-moi. J’aurais voulu dire deux mots à Sylvain, si c’est possible. »

– Oh, c’est très possible : pour l’instant, et depuis plusieurs semaines, il ne fait rien et il s’y emploie avec pas mal d’application. Il ne prend même plus les communications qui arrivent sur son réseau : je joue téléphoniste, comme on disait avant. Parce que merde, parfois il y a des trucs importants. Par exemple, l’autre jour, on lui signalait un avis de tempête alors qu’il s’apprêtait à aller faire une randonnée à vélo, tu vois le genre.

« Dans la lignée de ses vieilles habitudes, il aurait été capable de crever un pneu au diable vauvert et de rester en rade dans la bourrasque. Ou de se prendre un drone en perdition en plein dans la roue avant. Pas dans le buffet bien sûr, parce qu’il lui arrive toujours plein de conneries, mais jamais rien de grave.

Elle lève les yeux au ciel, dans un soupir excédé.

« Je ne sais pas comment il fait. Il se démerde à tous les coups pour que, par exemple, ça lui fasse louper l’heure de fermeture d’une administration où il avait un rendez-vous de la plus haute importance ou un machin du même tonneau.

« Ce contretemps lui fera passer une nuit abominable, mais évidemment, le lendemain, le fonctionnaire le contactera pour s’excuser de ne pas avoir pu rejoindre son poste à cause de n’importe quoi. »

– Oui, je sais comment cela se passe avec lui », compatit Marie-Béatrice. « Mais, est-ce que je… »

– Pour tout te dire, il m’inquiète autant qu’il m’emmerde. Tant qu’il ne s’en va pas faire du sport ou boire des verres avec le maire de Cassel et d’autres bons à rien, il s’enferme dans des vieux films à la con qu’il engloutit comme le bête clébard de Séraphine avale des caramels mous.

– Séraphine ?

– La stupide femelle de ce crétin d’Omer Simmons. Ou alors, il lit des bandes dessinées dans le genre périmé : Tintin, Astérix, Lucky Luke, Spirou et j’en passe. Je l’entends rire tout seul, parfois jusqu’aux larmes, tu te rends compte ? Pfff… On n’est plus au vingtième siècle, il n’a rien vu passer ou quoi ?

« Et quand je lui reproche de ne plus s’occuper de quoi que ce soit, tu sais ce qu’il me répond, cet abruti ? »

– Je…

– Je suis pensionné », imite-t-elle comiquement la voix peu timbrée de Sylvain. « J’ai le droit et l’envie de ne plus rien faire. Donc, je ne fais plus rien. »

– Ah oui », tente encore l’androïde. « C’est un peu malheureux pour un homme d’une telle valeur. Toutefois, au risque de me montrer insistante, pourriez-vous me mettre en communication avec lui ? »

– Bien sûr. Mais sérieusement, Marie-Béatrice… Ça fait peut-être un peu tordu de demander ça à un robot, mais si tu pouvais trouver un truc pour me le ramener à la vraie vie.

« Si tu savais », éclate-t-elle soudain en sanglots. « Je n’en peux plus. Ce n’est plus l’homme un peu dispersé mais créatif et passionné que mon clone a épousé et pour qui je me suis enfuie de Kepler. Tous les soirs, j’ai l’impression de me coucher à côté d’un légume.

Noëlle renifle un grand coup avant de poursuivre.

« En plus, cela fait bien trois semaines qu’il ne m’a plus touchée. On a beau avoir un certain âge tous les deux, on n’est pas retraité pour tout, merde quoi ! En tout cas, pas moi. »

– Calmez-vous, Noëlle, enfin », entendent-elles soudain sortir de l’installation sonore. « À quoi sert-il de vous mettre dans des états pareils, dites-le-moi donc ! »

– Et quand ce n’est pas Sylvain qui me répond de travers car il n’écoute pas ce que je lui dis, c’est l’autre vieux branleur qui me fait la leçon », réagit-elle brutalement. « Tu imagines quelle vie je mène, bordel de cul ? »

– Je me le représente », s’apitoie Marie-Béatrice. « Et croyez bien que je le déplore de tout mon cœur. Je vous promets de parler à Sylvain afin de lui faire comprendre qu’il fait fausse route dans sa manière actuelle de concevoir son existence. Mais si vous pouviez… »

– Lui dire de prendre ta comm’, oui, je cesse de te faire chier avec mes petits problèmes.

Elle se mouche bruyamment.

« Sylvain ! », hurle-t-elle à la cantonade. « Marie-Béatrice veut te causer. Tu sais encore comment te connecter à son réseau ou tu veux que je vienne te détailler la méthode adéquate à coups de pied dans les fesses ? »

 

Bon sang ! Pas une journée ne se passe sans que l’on vienne m’ennuyer. C’est encore pis que quand je travaillais. De plus en ce temps, tout le monde acceptait plus ou moins le fait que j’avais autre chose à faire que répondre systématiquement à toutes les sollicitations.

– Maintenant, chérie ? », tenté-je en désespoir de cause.

– Non, dans deux ans ! », réagit Noëlle, écumante de rage.

C’est nul. Juste au moment où Jason Bourne essaie d’échapper à ses poursuivants en s’agrippant à la décoration de la façade de l’ambassade où il vient de se heurter à un mur administratif particulièrement cauchemardesque.

ù

– J’ai essayé de vous le faire comprendre, mais vous êtes borné. Donc, je récapitule en clair : il est hors de question que je fasse un truc pareil.

– Ne soyez pas stupide », soupire-t-il. « Bouleverser l’ordre que nous avons réussi à restaurer à grande peine serait dramatique. »

– Ouais, business first et désolé pour les dommages collatéraux.

– Question très personnelle de point de vue  », rétorque le commandant. « Tout ce que cette planète et ses colonies veulent, c’est que plus rien ne bouge. On vient de passer deux siècles à élever des digues, à gérer les infernaux mouvements de populations causés par les inondations et à s’accommoder d’une série invraisemblable de désagréments – et je pèse me mots. Vous croyez sincèrement que l’humanité est disposée à revivre dans l’incertitude du lendemain durant des décennies, voire des lustres ? »

– Ça dépend de la sorte d’humanité dont vous parlez, Mahieux. Pour rappel, les malheureux qui s’entassent dans les Cantons ou les déshérités qui doivent s’accrocher à une vie chaque jour plus incertaine dans les Marais ne sont pas fous de voir perdurer la situation actuelle.

– On va s’occuper d’améliorer leur sort, mais on ne fera qu’une chose à la fois. On a des plans à leur sujet.

Un ricanement sinistre l’interrompt.

– Comme par exemple, les stériliser ou les enrôler de force dans une armée quelconque… À moins que vous n’ayez en tête de les envoyer coloniser les pôles nord et sud de Kepler 452b ou d’un quelconque autre endroit plus ou moins inhabitable.

« Laissez tomber, Mahieux », lâche-t-il sur un ton dégoûté. « Vous avez toujours pu compter sur moi afin de vous ramener du pognon sans trop devoir vous soucier d’où il venait, ou pour glaner des renseignements comme ceux que je vous ai fournis récemment. Mais sortez-vous du crâne que j’irais saboter… »

– Taisez-vous ! », l’interrompt-il sauvagement, d’une voix aux accents hystériques. « Ce n’est pas parce que ce réseau est crypté que vous pouvez vous autoriser à dire n’importe quoi.

Il secoue la tête, découragé.

« Sacrebleu, vous ne vous rendez pas compte… »

– Oh que si, je me rends compte, Mahieux. Vous me prenez pour un idiot ? Vous croyez sincèrement que je n’ai pas évalué les conséquences de ce qui est en train de se mettre en marche ?

« Tout le monde se réjouit de voir qu’au moins une poignée d’habitants de cet univers ont intégré le fait qu’il y a moyen de corriger les dérèglements climatiques auxquels la Terre est soumise par la faute de l’insouciance des générations passées. Et d’en revenir progressivement, à une situation où cette planète sera redevenue vivable pour tous. »

– Sauf pour ceux qui se nourrissent désormais d’une agriculture florissante dans les anciens déserts.

– Vous avez viré votre cuti, Mahieux ? Vous vous êtes enfin offert cette carte de membre de la Droite Religieuse dont vous rêviez depuis des décennies ?

– Absolument pas, enfin, je…

– Vous parlez comme n’importe quel glandu conspirationniste. Vous mélangez  tout, du moment que ça s’inscrit dans votre discours. Bien sûr, il y a plus de nuages qu’avant grâce au réchauffement climatique. Mais ce qui les fait péter au-dessus du Sahara, c’est la technologie. Tout comme c’est grâce à la technologie qu’on est allé chercher l’eau dans la nappe phréatique sous de nombreux déserts.

– Je sais tout ça, ne croyez pas que…

– Parfois, on en douterait », le coupe-t-il sans façons. « Tandis que vous vous rengorgez devant les étendues verdoyantes du Tchad et du Sahel, des centaines de milliers de personnes tremblent à l’approche des ouragans cependant que les pluies diluviennes ont mené l’agriculture des pays autrefois tempérés à la ruine. C’est ce monde là qui vous fait triquer ? »

– Ne racontez pas n’importe quoi », s’insurge Mahieux. « Je suis en admiration devant le progrès scientifique et j’ai toujours été confiant quant à ses capacités à assurer un avenir meilleur à l’humanité. Mais ce que vous défendez, c’est une opération qui va bouleverser l’ordre mondial. »

– Le scandaleux ordre mondial, Mahieux, précisez. Et avouez que ce qui vous ennuie le plus, ce sont les royalties que les navets corrompus du Gouvernement Mondial devront régler à votre grand pote sir Bernie Silverstone en cas de réussite.

– Silverstone est un enfoiré de première classe mais sachez-le, le temps où ses manigances m’empêchaient de trouver le sommeil, est bien loin désormais.

– Je veux vous croire sur ce plan. Mais franchement, laissez tomber vos inquiétudes. Déjà, on n’est pas dans votre partie ici, et ce n’est pas vous insulter que de vous rappeler que chacun a son niveau d’incompétence et qu’il est important de rester prudemment en deçà. L’art de mener une existence sereine et d’une longévité appréciable consiste en tout premier lieu à rester dans la portion de la piscine où on a pied. Concentrez-vous sur ce que vous savez faire : profiter de l’argent que je vous ramasse tout en faisant le nécessaire pour que les plus endormis ne se réveillent pas trop vite et que les plus excités restent plus ou moins calmes.

« Donnez-moi donc plutôt des nouvelles du datacenter lunaire. »

– Tout s’est bien passé, comme vous l’aviez prévu », soupire le commandant.

– Vraiment ?

– Vraiment.

– La copine à Stobordima ne soupçonne rien ?

– Bien sûr que non. Comment le pourrait-elle ?

– Oh, vu votre habileté usuelle, on n’oserait jamais jurer de rien. Mais bref, j’espère que j’ai pu vous sortir du crâne, les idées ridicules que vous envisagiez de mettre en pratique. Tenez-moi au courant pour le datacenter.

 

Le commandant Mahieux coupe la connexion avant de s’éponger le front. Cette saloperie de rassemblement de mémoires à implanter sur le Lune est le cadet de ses soucis en vérité : le comité exécutif du World Industrial Cartel, lui a demandé instamment de tuer dans l’œuf la révolution climatique préparée par BPR. Il avait espéré s’en tirer en organisant le sabotage de leur première expérience lunaire… C’était sans compter avec les états d’âme de cet enfoiré, qui en plus, ne l’avait prévenu de rien : il avait été désagréablement surpris de constater que le vol dans la mésosphère s’était effectué sans problème, ainsi qu’en témoignent les gros titres d’Intergalatic News, d’Universal Press et de Worldwide News Reporters.

À titre purement personnel, il se contrefiche de BPR et de ce que ces illuminés envisagent de faire. Mais il craint fortement la réaction des pontes du WIC devant sa propre inefficacité.

– L’art de mener une existence d’une sérénité et d’une longévité appréciables », soliloque-t-il en secouant la tête. « Enculé ! »

Le problème majeur est qu’il ne peut compter que sur lui pour ce genre de mission : pas question de faire appel au cadre classique.

ù

En quittant la Lune, elle a eu le temps de réfléchir à la façon de laquelle elle aborderait les choses. Sylvain est naïf mais intelligent : il ne servirait à rien d’y aller par quatre chemins avec lui, d’autant plus qu’à la réflexion, il pourrait en concevoir une certaine rancœur.

– Bonjour, Sylvain. Comment vas-tu ?

Allons bon. C’est pour me demander des choses pareilles qu’on s’amuse à retarder la rencontre entre Jason Bourne et Marie Kreutz (Marie Saint-Pierre dans le bouquin, le changement de nom autant que l’analogie implicite ne manquent pas d’étonner).

– Je vais bien, Marie-Béatrice. D’ailleurs, si cela n’avait pas été le cas, il y a déjà quelques heures que vous auriez été mise au courant.

Qu’elle ne s’avise pas de me prendre pour un demi-simple.  Je la connais : c’est moi qui ai conçu les androïdes. Je sais qu’elle est en contact régulier avec mon chip et que dès lors, rien de ce qui concerne ma santé ne peut lui échapper.

– Bien entendu », sourit-elle. « Mais te l’entendre dire de vive voix est mieux que consulter ton bilan de santé toutes les dix secondes. Dis-moi, chéri… »

– Oui ?

Au ton qu’il vient d’utiliser, elle le devine contrarié. Ou plutôt boudeur, ce qu’elle trouve amusant.

– Qu’est-ce que Silverstone a à voir avec Blue Planet Rescue Inc ?

– Rien.

Parfait. Il vient de lui mentir mais dans la foulée, il s’est aussi coupé de toute possibilité de tergiverser.

– Je trouve pourtant étrange que dans l’actionnariat de BPR, figure une structure peu connue, enregistrée à l’Ile de Man sous le nom poétique de JK Securities Ltd, filiale à cent pour cent de SDF AG, Vaduz. Ou encore, respectivement, Jenna Kleindorfer Securities et Sylvanus Déploiements et Finances.

Bon sang, que ne trouverait-on pas pour m’empêcher de vivre en paix.

– Et après ? Jenna est la mère de mon enfant le plus jeune, un délicat bambin d’à peine un an. Qu’y a-t-il donc d’anormal à ce que je prenne soin d’eux, au moins sur le plan financier ?

– La fortune personnelle que Jenna s’est constituée avant de se retrouver enceinte de toi, lui suffirait à élever cent petits Sylvain, tout en ne se privant de rien. Pour le reste, ainsi qu’elle vient de me le confirmer, si elle a signé quelques papiers il y a quelques mois, cela ne lui a pas valu le moindre centime jusqu’ici.

C’est l’histoire de la vie comme on me l’a toujours racontée sans pourtant que je parvienne à y croire : on fait du mieux qu’on peut pour nos proches, on est attentionné, on les choie… Et on n’est jamais trahi que par les siens.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Marie-Béatrice », m’irrité-je. « Qu’est-ce qui vous prend d’aller farfouiller dans mes affaires derrière mon dos ? »

– Il me prend que j’ai remarqué qu’un flux financier de taille non négligeable, alimente SDF à dates fixes. Et que les fonds concernés proviennent, via une offshore de Proxima b, d’une société établie à Turbo Pascal City, Kepler 452b, sous le vocable non équivoque de Bernie’s Prehistoric Farm SA.

« Il me prend que ces mouvements sont systématiquement répercutés – en partie, car charité bien ordonnée commence par soi-même – en direction de JK Securities qui les met aussitôt à disposition de Blue Planet Rescue Inc, Telluride, Colorado, contre des obligations garanties, remboursables à vingt ans. Et que donc, mon cher Sylvain, tu es très présent dans le financement des activités – très honorables au demeurant – de BPR. Avec Bernie Silverstone tellement dans ton dos qu’à la limite, on pourrait même prétendre que tu n’es rien d’autre que son homme de paille en l’occurrence.

« Et il me prend enfin, qu’avant de céder ses parts pour des peanuts à JK Securities et à quatre autres sociétés financières très confidentielles établies dans des endroits qui ne le sont pas moins, le fondateur de Blue Planet Rescue était un avocat d’affaires actif dans la Zone Protégée Administrative de Bruxelles. Et que parmi sa clientèle, on trouve Edwige, Victoria, Chloé et Gilbert Stobordima. Curieux, non ?

Je me croirais devant un agent du fisc, bon Dieu ! Il ne manque que l’haleine de camion poubelle et les auréoles de transpiration sous les aisselles.

« Je n’ai pas vérifié l’activité des holdings financières de ces quatre derniers », précise Marie-Béatrice. « Je me suis dit que cela ne valait sûrement pas la peine. Ai-je eu tort ? »

– Comme vous venez de le souligner », éludé-je sa petite question à la noix, « les buts poursuivis par Blue Planet Rescue sont parfaitement honorables. Dès lors, je me demande bien pourquoi vous vous estimez en droit de me tirer de mes activités préférées afin de me détailler des choses que je sais déjà. »

– Je viens te sortir de tes vieux films et de tes bandes dessinées anachroniques parce que cette société que tu as créée pour tes enfants, n’a pas que des amis. Zacharie Schmidt-O’Toole, mon magnifique patron que tu connais très bien, vient de m’adresser la version décryptée d’une conversation entre Mahieux et un personnage non identifié – ou plutôt identifié comme un androïde alors que c’est un humain – que j’ai aperçu aussi fugitivement que fortuitement à la sortie des sanitaires de la Zone Administrative de Tranquility City. Tu veux que je te la fasse écouter ? »

Franchement ?

– Non.

Ou alors, plus tard… Beaucoup plus tard.

– Mais si, mon amour, écoute », intervient Noëlle. « Peut-être cela te réveillera-t-il enfin !

Dieu du ciel, elle écoutait notre conversation. C’est pour le coup que je vais avoir droit à je ne sais combien de semaines de tirage de tête.

« Et ne t’en fais surtout pas : c’est mon clone que tu as cocufiée, pas moi », prend-elle toutefois la peine d’ajouter.

Bon, si elle le prend comme ça…

 



[1] Ce sont parfois des gens dont vraiment personne n’imagine rien, qui réalisent des choses que personne ne peut imaginer.

Attribué à Alan Turing (1912-1954), mathématicien anglais.

[2] Extrait de « Jimi Hendrix – Voodoo Chile », album Electric Ladyland (1968).

[3] Écrit par l’Anglais Ian Fleming (1908-1964), ce roman est le septième de la série James Bond.

[4] Jacques Brel (1929-1978) : la chanson « Bruxelles » fut éditée pour la première fois sur l’album « Les Bourgeois » (1962).

[5] Version francisée de FOLED – Flexible Organic Light Emetting Diode (Diode électroluminescente organique flexible). En fixant les diodes non plus sur du verre, mais sur un film, on produit des écrans souples

[6] Porcellions : Les « Cochons de Saint-Antoine », ou encore « cloportes » sont les seuls crustacés terrestres connus.

[7] Le commandant Philippe Mahieux est l’administrateur du SCRED – Service Central de Recherche, d’Étude et de Documentation –, l’agence de renseignements du Gouvernement Mondial, avec laquelle Sylvain connut quelques démêlés décrits dans « La Consternation du Cygne ».

[8] « Les Aventures de Tintin – Coke en Stock », par Hergé.

[9] James Van Allen (1914 – 2006) : Physicien et astronome américain qui fut un des pionniers de la Conquête de l’Espace des années 1960. On a donné son nom à la double ceinture de radiations entourant la Terre, et qui est constituée de particules charriées par les vents solaires et cosmiques. Le bouclier magnétique protégeant la Terre leur interdit de poursuivre leur route.

[10] Il est désormais acquis que la Lune a été créée par la collision d’une petite planète avec la proto-Terre. Dans la durée qui suivit sa création, la rotation de la Lune fut ralentie par l’effet magnétique qu’elle exerce sur les marées des océans terrestres. De ce fait, elle est désormais synchronisée par rapport à celle de la Terre, et de cette dernière, on ne voit jamais que la même face de la Lune. La face cachée n’étant pas abritée par la Terre, elle est en permanence bombardée par les particules charriées par les vents solaires ainsi que par de nombreuses météorites, cependant que le volcanisme y est nettement plus actif. Parallèlement, on a pu constater que la croute superficielle et le manteau de magma cristallisé qu’elle recouvre, forment une couche plus mince et plus fragile que sur l’autre face, le tout étant potentiellement lié à son exposition directe à l’espace.

[11] Georges Feydeau (1862-1921) : auteur français de nombreuses comédies de boulevard dans lesquelles, classiquement, un personnage sort par une porte juste avant que n’entre en scène, par une autre porte, quelqu’un qui est à sa recherche, ou dont on vient de médire.